Выбрать главу

Fatigué de l’incriminer pour son obstination à ne rien dévoiler de ses desseins, il ne lui restait plus qu’à s’en prendre aux autres, tous les autres.

* * *

Yves longea le cimetière Montparnasse par le boulevard Edgar-Quinet et arrêta son scooter devant un café où l’attendait Jacek Kowalczyk. Depuis leur rencontre sur le chantier d’un hôtel particulier de Saint-Cloud, Yves donnait ses coordonnées quand on lui demandait s’il connaissait un bon électricien — Jacek l’en remerciait régulièrement mais rares étaient les occasions de se parler de visu. Il fut soulagé de le voir à une table, mais surpris de ne pas l’y voir seul. Jacek lui présenta une petite dame blonde aux cheveux mi-longs et bouclés, les joues rebondies, un sourire inquiet aux lèvres.

— Ewa, ma femme.

Yves tourna un compliment à Mme Kowalczyk puis jeta un œil noir vers son collègue.

— Je t’avais dit que c’était un rendez-vous délicat.

— Justement ! Je l’ai emmenée pour nous aider. Surtout avec ces histoires-là…

À la maladresse de Jacek s’ajoutait le regard accusateur de sa femme, réquisitionnée pour une affaire de mœurs. À coup sûr tordue comme elles l’étaient toutes. Aux antipodes de ses préoccupations de mère de famille et d’ouvrière. Yves se sentit jugé par un regard féminin, et au fil de la conversation un malaise gagna, dont l’apogée fut l’arrivée d’Agnieszka. Depuis leur dernier rendez-vous, les marques de son agression au visage s’étaient effacées, mais un voile invisible avait brouillé la fraîcheur de ses traits, et cette étincelle de naïveté qui brillait dans ses yeux avait disparu. En français, Yves l’invita à s’asseoir puis passa le relais à Jacek.

— Explique-lui que, pour la première fois, je vais avoir besoin d’un traducteur. En l’occurrence, de deux.

Yves entendit dans les intonations de Jacek ses efforts de diplomatie, puis perçut le soulagement dans le regard d’Agnieszka, leur joie partagée de faire connaissance dans leur langue natale. Il lisait aussi dans les yeux d’Ewa un mélange de curiosité et de réserve face à une femme qui avait choisi de se prostituer pour vivre. L’évidente beauté de cette fille avait-elle joué un rôle dans ce choix-là ? Avaient-elles toutes deux émigré pour les mêmes raisons ? Agnieszka avait-elle souffert, comme elle, durant son enfance ? Quels liens gardait-elle avec le pays ? Parmi les premiers mots qu’elles échangèrent, Yves crut reconnaître celui de Cracovie, puis quelques dates, et le tout ressemblait à un rituel entre deux immigrés d’un même pays : lieu de naissance, arrivée sur le territoire français, profession. Le dialogue tourna vite au bavardage et Yves n’osa plus intervenir. Ewa, bien moins sur ses gardes, posa une question qui fit rire Agnieszka.

— Elles se disent quoi, là ?

— Rien, répondit Jacek, Ewa a juste fait une blague impossible à traduire.

Yves esquissa un sourire pour participer à cette soudaine convivialité, puis, comme un discret rappel à l’ordre, posa un billet d’avion sur la table.

— Aller-retour pour Varsovie. Dites-lui que le retour est open mais qu’elle n’est pas obligée de l’utiliser.

Au lieu de Jacek, Ewa traduisit avec un souci de précision jusque dans ses intonations.

— J’ai ajouté 2000 € pour le manque à gagner. Dites-lui surtout de prendre ce séjour comme des vacances. Qu’elle en profite pour revoir sa famille.

Cette fois, à la traduction d’Ewa, Jacek ajouta une précision que sa femme remit aussitôt en question, ce qui donna lieu à une controverse. Jacek chercha l’assentiment d’Agnieszka sur un point précis mais Ewa ne lâcherait pas, car ce point-là demandait un sens de la nuance dont son mari était incapable. Yves se demanda s’il n’était pas de trop.

— Va-t-on m’expliquer ce qui se passe ?

— C’est rien, dit Jacek, ma femme veut savoir en combien de temps Agnieszka gagne 2000 €.

— N’importe quoi ! fit Ewa. C’est lui qui ne sait pas traduire « manque à gagner ».

Yves sentit monter en lui une pointe d’agacement ; il avait espéré, malgré l’étrangeté de la situation, lui garder un peu de solennel. Il regrettait maintenant d’avoir fait appel à des tiers, lui qui n’avait jamais eu besoin de personne pour signifier à Agnieszka les plus subtils arguments.

— Dites, vous deux. Cette fille souffre depuis qu’elle est à Paris, elle est courageuse mais elle vit dans la peur. La peur du flic, la peur de l’agression, la peur que sa famille apprenne ce qu’elle fait pour vivre et, pire encore, la peur que sa famille finisse par l’oublier. Elle encaisse parce qu’elle a appris à encaisser mais un jour ou l’autre il va lui arriver quelque chose de très pénible.

Après ce qu’elle avait subi, n’était-ce pas le moment pour Agnieszka, encore sous le choc et en proie au doute, de saisir cette chance d’un retour en arrière ? Si elle se remettait de cette agression-là, plus rien ne viendrait contredire un sort tout tracé, pas même la suivante, ni la suivante, ni toutes les autres, morales ou physiques. Il fallait maintenant transformer ce malheur en aubaine avant que sa peau délicate ne se tanne comme du cuir et que son cœur ne s’endurcisse jusqu’à ne plus rien éprouver.

— J’ai l’impression que ta femme vient de lui poser une question, mais je n’ai pas posé de question !

— Ewa a demandé à Agnieszka si elle avait beaucoup de clients qui lui faisaient des cadeaux comme ça.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Que tu étais le premier.

Yves ne s’était pas trompé, le mal du pays rongeait la belle, et ce joyeux impromptu avec ceux de là-bas en était l’éclatante confirmation. Ewa, investie d’une mission solennelle, se voulait la plus fidèle des porte-parole mais ne pouvait s’empêcher d’en rajouter, tout ardente de solidarité, mêlant son histoire à celle d’Agnieszka dans un flot impossible à endiguer. Bientôt les deux femmes oublièrent l’entourage, une anecdote semblait appeler un aveu, une digression, et quantité de souvenirs d’enfance, l’une à Lublin, l’autre à Cracovie. Yves regarda à nouveau sa montre, montra des signes d’impatience, craignit de n’avoir pas été entendu.

— Qu’est-ce qu’elles disent, là ?

— Agnieszka a une sœur qui a fait ses études à Cracovie, dans un quartier tout près de là où Ewa est née. Elles se sont trouvé un endroit commun, un petit bistrot de quartier où l’on sert un salami à l’oignon. Mais elles se demandent si elles ne se sont pas déjà croisées à la messe de Noël de la Mission Catholique Polonaise de la rue Saint-Honoré.

— … ?

Jacek profita de la conversation enflammée des deux femmes pour, à mi-voix, demander à Yves :

— Juste par curiosité, combien coûte une heure avec une fille comme elle ?

Si même il en avait eu l’intention, Yves n’eut pas le temps de répondre. Comme si elle avait senti une abomination, Ewa blâma son mari de ne jamais lui faire la surprise d’un voyage, lui suggérant ainsi, et sans le savoir, une bien meilleure idée pour dépenser son argent.