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* * *

— Je crois qu’on ne s’est pas vus depuis cette soirée au Crillon.

— Avant ça, on s’était croisés rue de Tournon.

— Ou rue Mazarine, plutôt ?

— Peu importe, c’était aussi par hasard. Je ne sais pas s’il est très judicieux de laisser au hasard le soin de nous réunir.

— C’est ce pourquoi je t’ai appelé.

— Je n’y ai pas cru tout de suite quand j’ai entendu ton message. Pour être franc je me suis dit : Juliette m’invite au restaurant, qu’est-ce que ça cache ?

— On ne déjeune pas tous les jours avec un miraculé.

— Ah… toi aussi tu as suivi ce truc.

— Comment y échapper ? Vous étiez dans tous les journaux, on en a même parlé au vingt heures.

— Je m’en serais bien passé.

— La villa avait l’air superbe, même dévastée. La version que j’ai entendue est la bonne ?

— Quelle version ?

— Vous deux abandonnés sur une colline, livrés à vous-mêmes, etc.

— Je sens bien l’ironie dans ta voix, mais quand tu es sur place et que l’océan commence à te lécher les pieds, tu perds progressivement ton second degré. Une fois la tempête passée, il nous a été impossible de redescendre sur la côte tant la colline était ravagée. Il a fallu attendre les secours.

— Combien de temps ils ont mis avant d’arriver ? Vingt-quatre heures ?

— C’est ce qu’ils ont dit, mais en temps figuré ça m’a paru vingt-quatre jours. Et le pire c’est que, si ça n’avait pas été pour secourir la célèbre Mia, je crois que j’y serais encore.

— Ah ça, l’annonce de la disparition de Philippe Saint-Jean a dû émouvoir disons… deux étudiantes dans un couloir de la Sorbonne ? Sans oublier ta sœur aînée, et peut-être ton éditeur.

— Penses-tu, il était ravi. Il a osé me demander de lui pondre un petit bouquin sur ces vingt-quatre heures-là. Tous les ingrédients étaient réunis : une catastrophe naturelle, une people en perdition, et un philosophe qui se pose ses dernières questions devant les éléments déchaînés. Le tout avec déjà beaucoup de presse avant même la parution. Que du bonheur.

— Qu’as-tu répondu ?

— Je l’ai envoyé se faire foutre.

En fait, il s’était lancé dans un essai sociologique qui décrivait l’homme contemporain harcelé par des injonctions de toutes sortes et qui, à force d’être à l’écoute de son époque, n’était plus à l’écoute de lui-même. En ce XXIe siècle de surinformation, on l’exhortait au bonheur, on le contraignait au plaisir, on lui imposait le beau, on le condamnait au juste, on lui définissait quantité de normes dont il craignait d’être exclu. Si Philippe finissait un jour cette étude, il la dédierait à Mia.

— La phase la plus pénible, quand j’y repense, ça a été le sauvetage. Dès le premier sandwich englouti, une couverture de chanvre sur la tête, Mia a retrouvé son aplomb de star. En voyant les premières caméras, elle nous a composé un personnage de survivante digne du Radeau de la Méduse.

— Je t’ai entendu à France Info. Tu semblais moins inspiré qu’elle.

— C’était ça, le pire. Parce que j’avais ce statut d’intellectuel, ils m’ont demandé de trouver les mots. Ils s’imaginaient que j’avais assez de recul pour disserter sur ce qu’on avait subi, ils voulaient du pathétique éloquent. Et moi je me suis retrouvé comme un con devant les micros, tout surpris d’être vivant, contraint au solennel, obligé de fabriquer du sens. Quand tu n’as envie que d’un steak et d’une très, très, très longue nuit de sommeil.

— Ton image de penseur médiatique, ta philosophie prime time, c’est toi qui l’as cherchée, alors ne va pas te plaindre. Aujourd’hui tu es sur YouTube.

— Le plus absurde, c’est que, juste avant la catastrophe, j’avais décidé de quitter l’île en priant pour que personne ne soit jamais au courant de cette escapade sous les cocotiers !

— Elle est fortiche cette fille. T’entraîner, toi, en Indonésie. Du temps où nous vivions ensemble, je n’aurais jamais réussi un coup pareil.

— Je ne suis plus avec elle.

— …

— Ça t’étonne ?

— À vrai dire non. Elle et toi, c’était un peu le mariage de la carpe et du lapin.

— Lequel de nous deux était la carpe et le lapin ?

— Tout ce que j’espère c’est que ce curieux épisode t’a appris quelque chose.

Il ne répondrait jamais à cette question tant ce raz de marée avait emporté avec lui les fondements mêmes de sa pensée. Pourquoi le principe de réalité, invoqué tout au long de son exercice, s’était-il imposé justement là-bas, avec une telle brutalité ? Comment ne pas y voir une leçon d’humilité que lui donnait la nature, comment ne pas remettre en question toutes ses convictions sur le hasard, comment ne pas admettre enfin la grande vanité de toute chose, à commencer par son petit parcours de sentencieux penseur ? Lui qui s’était interdit d’imaginer l’humain comme le jouet de forces supérieures se retrouvait maintenant devant une boîte de Pandore qu’il n’oserait jamais ouvrir de peur de voir ses dernières certitudes lui exploser au visage. Il la maintiendrait enfouie en lui jusqu’à son dernier souffle comme le trésor d’une vie future, si d’aventure il y en avait une.

Aujourd’hui, il ne voulait retenir qu’une seule morale à cette inconcevable fable : le retour de Juliette, plus lumineuse que jamais.

— Qu’as-tu fait après ton rapatriement ?

— J’ai rassuré mes parents et me suis barricadé chez moi en attendant que ce cirque s’arrête. Tu es la première à me faire sortir.

— Moi ? Flattée.

— J’avais envie de revoir ton mètre 85 et tes 63 kilos. Au fait, c’est toujours ça ?

— Avec l’âge, je crains que ça ne soit 1,83 m pour 65 kg.

— Tu fais quoi, cet après-midi ?

Jamais Juliette ne lui avouerait combien elle avait eu peur de le perdre en apprenant sa disparition. Combien elle avait regretté, à cette seconde-là, de l’avoir quitté sans lui laisser une infinité de nouvelles chances. Combien elle avait été soulagée en le voyant de retour en vie, avec ou sans cette fille à son bras. Combien, aujourd’hui, elle se réjouissait de le savoir bien moins encombré de lui-même après sa mésaventure.

— Rien, et toi ?

Épilogue

Au cinquième étage d’un immeuble cossu de la rue d’Assas, dans le VIe arrondissement de Paris, on trouvait un immense appartement que sa propriétaire prêtait une fois par semaine — en général le jeudi soir, entre dix-neuf et vingt et une heures — à une sorte d’association dont elle ne connaissait guère les statuts. A priori, il s’agissait d’un groupe de femmes souvent malmenées par la vie, qui éprouvaient le besoin d’en parler, et cette explication sommaire avait suffi. Dans le salon principal étaient disposées une centaine de chaises, qu’on laissait là tant que la maîtresse de céans, qui soignait ses rhumatismes dans le Sud, ne regagnait pas ses quartiers parisiens.

Ce jeudi-là, on vit apparaître de nouveaux visages. On les repérait vite à leurs yeux inquiets, à leur faux air d’écolières un jour de rentrée, à leur envie de se faire oublier. L’une d’elles cependant semblait moins mal à l’aise qu’une autre ; de taille moyenne, le cheveu mi-long d’un brun très clair, habillée d’un jean et d’un gilet de laine, elle s’installa au premier rang avec la ferme intention de n’y pas rester longtemps. De fait, dès le début de la séance, à peine avait-on fermé les portes à double battant, elle leva la main pour se désigner. On l’invita à rejoindre un grand fauteuil club qui présidait là.