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Cortez suit mon regard jusqu’à la poche de fluide. « On dirait pas que ça s’écoule, si ?

— Ça goutte en haut, tu ne vois pas ?

— Tu as tout fait comme il faut ?

— Je n’en sais rien. Mais ça goutte.

— Qu’est-ce qui va se passer si tu t’y es mal pris ? »

Je ne dis rien, mais la réponse est qu’elle ne sera pas réhydratée et qu’elle mourra. Je regarde ma Casio : 4 h 45 de l’après-midi. Cette montre m’a été donnée, en même temps qu’une étreinte fugace, par la fille de Trish McConnell, Kelly.

« Ma maman est fâchée contre toi.

— Je sais.

— Moi aussi, je suis fâchée », m’a-t-elle dit.

Mais elle m’a quand même fourré la montre dans la poche, et je la porte depuis. Quand on appuie sur le bouton latéral, elle émet une plaisante luminescence bleu-vert. J’adore cette montre.

Il ne semble pas que la fille ait été agressée sexuellement. Je m’en suis assuré – rapidement et prudemment, avec le minimum de contact physique, en murmurant des excuses, certes, mais j’ai vérifié. Pas non plus d’abrasions aux poignets ni aux coudes, qui indiqueraient un ligotage. Rien que la gorge, plus les contusions et lacérations au visage, ainsi que d’autres signes de lutte violente : des bleus aux jointures des doigts et aux tibias, deux ongles cassés. J’ai collecté des échantillons de tissus sous ses ongles à l’aide d’une pince à épiler et je les ai soigneusement rangés dans un de mes sacs en plastique – l’armoire à pièces à conviction portative de l’inspecteur Palace. J’ai lavé et pansé la plaie de sa gorge, en appliquant une fine couche de Neosporin tout le long de cette large bouche obscène. J’ai coupé trop de gaze, si bien que le pansement dépasse largement les côtés de la plaie et s’étire jusque dans sa nuque. Du coup, on dirait qu’elle a eu la tête tranchée puis recousue. Ses cheveux, parfaitement noirs, tombent de son visage en deux rideaux emmêlés.

Je me lève de la cuvette, me détourne une minute, oscille sur mes pieds. Je meurs de faim. Épuisé. Je tiens à la main le bracelet de la fille endormie. Il était dans sa poche de poitrine, et non à son poignet. Délicat, en toc, le genre de brimborion que l’on trouve au centre commercial, qu’un lycéen achèterait à son amoureuse. Des breloques y sont accrochées : une note de musique, une paire de chaussons de danse. Un minuscule bouquet de fleurs, délicat et ravissant. « Des iris ? dis-je pour moi-même.

— Des lys, me corrige Cortez.

— Tu crois ? Ce sont peut-être des roses. » Je sens le poids plume du bijou dans ma paume.

« Des lys », insiste-t-il en bâillant.

Je contemple le visage neutre de la fille et décide qu’elle s’appelle Lily. D’où le bracelet. J’ai besoin qu’elle ait un nom, pour l’instant.

« Je m’appelle Henry Palace », dis-je tout bas à Lily, qui ne peut pas m’entendre. Cortez me regarde, amusé. Je ne fais pas attention à lui. « J’ai quelques questions à vous poser. »

Elle ne me répond pas. Elle est inconsciente. Je ne sais pas bien quoi faire d’autre. J’éprouve un besoin soudain d’être étendu moi-même sur ce matelas ; l’envie étrange que ce soit moi et pas elle. Je la regarde respirer : une inspiration légère, une expiration légère. Je tiens le bracelet dans le creux de ma main, terne dans la lumière jaune et sale de l’étroite cellule grise.

Cortez se repousse du mur, vient s’appuyer contre les barreaux et se met à parler, distraitement, tranquillement. « Ma mère a été dans le coma. En HP. Juste deux jours. Ils ont continué de lui apporter le déjeuner et le dîner, alors qu’elle était alimentée par un tuyau. Une négligence, j’imagine. Ou un règlement débile. Mon frère et moi, on mangeait tout. C’était bon, comparé à ce qu’elle nous servait d’habitude. »

Il rit. Je le gratifie d’un demi-sourire. Je ne sais jamais vraiment, quand il me déballe une de ses longues histoires personnelles, jusqu’à quel point c’est vrai, ce qu’il raconte, et dans quelle mesure c’est embelli, enjolivé. La première fois que je l’ai vu, il était barricadé dans une sorte d’entrepôt sur Garvins Falls Road, assis sur un butin qui lui a ensuite été dérobé par Ellen, son ex-partenaire aux affaires comme dans le privé. Il m’a conté trois versions de cet épisode, qui comportaient des détails sensiblement différents : elle l’avait pris par surprise et viré en le menaçant d’une hachette ; elle lui avait proposé un marché de dupe ; elle avait un autre amant, qui s’était pointé avec quelques acolytes et avait nettoyé les lieux.

Le voilà revenu dans la cellule, debout devant la petite cuvette des toilettes, en train d’examiner son large visage irrégulier dans la glace. Je lui demande comment sa mère s’est retrouvée dans le coma.

Il fait craquer ses doigts. « Bah, tu sais. J’ai séché l’école un après-midi pour rentrer chez moi fumer un peu d’herbe, je l’ai trouvée avec son chéri, et le chéri était en train de l’étrangler. Il s’appelait Kevin. Un ancien marine. Il l’étranglait à deux mains, comme ça. »

Il se détourne du miroir et mime le geste, les doigts entrelacés autour d’un cou imaginaire, les yeux écarquillés.

« C’est moche.

— Un sale type, ce Kevin.

— Alors elle a perdu connaissance ? »

Il a un geste vague. « Elle était défoncée au crack, aussi. Ils l’étaient tous les deux.

— Ah. » Mes yeux retournent se poser sur la fille endormie. « Et elle ? Je pense à une overdose. »

Cortez porte les mains à sa poitrine, feignant d’être horrifié. « Va te laver la bouche ! C’est pas son genre, à cette petite. Elle s’est fait égorger. Elle a perdu son sang. Elle… je sais pas. Ses organes se sont mis en sommeil.

— Non. » Il y a un moment que je rumine la question, que j’essaie de me remémorer quelques notions de médecine. Pas ma spécialité. « Quand quelqu’un saigne au point de perdre connaissance, il continue de se vider jusqu’à la mort, sauf si quelqu’un est là pour appliquer un point de pression sur la plaie. »

Cortez fronce les sourcils. « T’es sûr ?

— Oui. Non. » Je fouille ma mémoire. « Je ne sais pas. »

Je secoue la tête, écœuré par mon ignorance. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ? Dans cinq ans, j’aurais pu commencer à être bon dans mon métier, le métier de policier. Dix ans, peut-être.

Cortez se retourne vers le miroir. Je presse mes jointures contre mes yeux, pour tenter de ressusciter les leçons de mes stages de premiers secours. Mes cours à l’académie, mes séminaires professionnels. La gorge est un passage étroit, rempli de structures vitales – ce qui signifie que, quoi qu’il soit arrivé à cette fille, elle a eu beaucoup de chance, en un sens : la personne qui lui a tranché la gorge a raté d’un cheveu la carotide, la veine jugulaire, la tuyauterie délicate de la trachée. Une simple analyse de sang pourrait révéler si une substance illicite est aussi impliquée dans l’histoire, mais en ce moment, « une simple analyse de sang » est un concept appartenant à un univers lointain, c’est de la science-fiction. La spectrométrie de masse, les immunoessais, la chromatographie gaz-liquide : autant de pratiques datant d’un monde disparu.