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« Cortez ? »

Je laisse ma voix voyager vers la porte. Je m’en approche encore d’un pas.

« Eh, Cortez ? »

Kessler articule quelque chose en silence dans le noir. Je m’approche encore un peu, plisse les yeux, et il tient sa lampe en l’air pour répéter, en articulant exagérément : « On s’en tape. »

Bien. Il a raison. On s’en tape, de l’autre. J’éclaire la porte marquée dames, envoie un signe de tête à Kessler, qui me répond de même et entre. Je jette un nouveau regard vers la réserve, assailli par de sombres vagues d’angoisse, puis j’emboîte le pas à Kessler.

« Putain, lâche-t-il, tout haut cette fois. Putain de Dieu. »

Je le dépasse pour entrer dans le sinistre musée de cire. Je respire lentement, en tâchant de ne pas me laisser atteindre par l’air pourrissant ni par les corps semblables à des mannequins de vitrine, avachis les uns contre les autres comme des bougies en train de fondre. Valentine et Tick main dans la main, Delighted avec sa cape à paillettes. Sailor/Alice, les jambes croisées avec élégance. Tous, le regard voilé, les joues figées et livides, la bouche ouverte comme s’ils voulaient boire encore. Jordan se déplace dans la pièce comme je l’ai fait avant lui, découvrant ce spectacle atroce par fragments morcelés, marmonnant « mon Dieu » et secouant la tête avec gêne. Un stagiaire de services techniques. Un gosse.

Mais il se ressaisit – vite, plus vite que moi. Il commence à identifier les corps à mesure qu’il les trouve, en déclinant les noms de code que je connais déjà – Delighted, Tick, Valentine et Sailor sous la table – et en ajoutant d’autres que je n’avais pas encore entendus.

« Elle, c’est Athena, dit-il de la fille aux joues rondes qui tourne à moitié le dos à Delighted. Assistante vétérinaire. De Buffalo. Delighted s’appelle Seymour Williams, au fait. Auxiliaire juridique à Evanston. Son père était proprio d’une boutique de fringues. » Le blond baraqué avec la balafre est Kingfisher. Les autres femmes sont Atlantis, Permanent et Firefly. Le gros bonhomme est Little Man, comme je m’en doutais. « Pas d’Astronaut, conclut Kessler.

— Il est là-bas dans le fond. »

J’avance dans le noir pour le trouver, et c’est sur Cortez que je tombe. Il gît à moitié retourné, le corps en partie dissimulé par la porte ouverte, le bras droit curieusement replié sur le torse, comme si on l’avait fait rouler jusque-là et jeté comme un vieux tapis.

Et sa tête… Je l’éclaire avec la lampe : touché en pleine face.

« Palace ? »

Je me ressaisis tandis que les conclusions se précipitent dans ma tête, en succession rapide, comme des clés tournant dans une série de serrures : Cortez a été tué récemment, au cours des dernières vingt-quatre heures, c’est la première idée qui me vienne, donc il s’agit d’un nouvel homicide, donc le tueur est encore en vie – et puisque Cortez a obstrué l’escalier derrière lui, le tueur est ici avec nous, le tueur est tout proche.

« Palace ? »

Je pose la main sur le cou de Cortez pour m’assurer qu’il est bien mort, mais c’est évidemment le cas, à cause de son visage : il a reçu je ne sais quel projectile expansif, une balle creuse qui provoque des dégâts explosifs, et qui a transformé sa bouche et son nez en cratère. Pauvre Cortez, le visage arraché, tué par une arme à feu dans une pièce remplie de gens qui ont bu du poison. On dirait qu’il a été invité à la mauvaise soirée. C’est drôle. Lui, il trouverait ça drôle, en tout cas.

« Palace, bon sang ! »

Je relève la tête en sursautant.

« Kessler…

— Ce n’est pas lui.

— Quoi ?

— Ça. Là. » Il est à quelques pas de moi, accroupi comme moi, sa lampe braquée sur un corps, comme moi, le cadavre de l’homme à l’épaisse tignasse et aux lunettes. « C’est le corps que tu prenais pour Astronaut, celui-là ?

— Ce n’est pas lui ?

— Non. »

Encore des révélations, qui dégringolent en cascade. Je pivote sur mes pieds pour suivre le regard de Kessler ; sa lampe crée un halo sinistre autour du visage mort.

« Tu es sûr ?

— Je l’ai vu, le type. Je lui ai parlé.

— Ce n’est pas lui ? Des yeux marron foncé…

— Ces yeux-là ne sont pas marron foncé.

— Plus maintenant, bien sûr, il est mort…

— Ils sont noisette.

— Enfin, non, pas noisette.

— Palace, ce n’est pas lui ! »

Nous chuchotons, avec intensité, et c’est alors qu’un coup de feu résonne quelque part dans le silence du sous-sol, puis quelqu’un hurle – peut-être plus d’une personne – et nous nous ruons vers la porte, tous les deux, si bien que nous nous retrouvons un instant coincés comme dans une comédie burlesque, torse contre torse dans l’encadrement de la porte, avant de nous libérer et de filer comme des dératés, moi devant et Kessler derrière, traversant la chaufferie déserte pour nous rapprocher de l’origine du bruit.

C’est la pièce des hommes, celle au graffiti, sauf que la porte a été ouverte par le coup de feu et qu’il y a de la lumière là-dedans, et je les vois tous les deux aussitôt entré, figés sur place l’un en face de l’autre dans cet espace étroit. Jean, un pistolet serré entre ses deux mains, braqué directement devant son petit corps, vers le ventre de l’autre : Astronaut, alias Anthony Wayne DeCarlo, alias Big Pharma, portant un peignoir en éponge ouvert devant et rien d’autre, pas du tout gêné par sa nudité bedonnante, ni par la femme au pistolet, apparemment incapable d’être gêné par quoi que ce soit.

La pièce est grande à peu près comme une petite cuisine d’appartement, éclairée comme un bar louche par des néons de couleur et bourrée de matériel de fabrication de drogue : des fioles vides, de longs tubes en spirale, un bec Bunsen allumé qui fait bouillir une substance fétide, un autre éteint.

Dans une de ses mains levées, il tient lui aussi un flingue, celui qui a tué Cortez : un gros pistolet ancien à canon long, qui doit être chargé avec je ne sais quelles vilaines balles dum-dum faites maison. Je remarque que sa ceinture est encore sur son pantalon, un Levi’s immonde jeté en boule dans un coin. Seul l’arrache-clou y est encore attaché.

« Baissez vos armes, tous », dis-je.

Personne ne m’obéit. J’ai fait un pas dans la pièce et Kessler est juste derrière moi, essoufflé, l’arme en main. Il essaie de voir ce qui se passe. Astronaut bâille, un long bâillement paresseux de lézard. Le corps de Jean tressaute, remue, oscille. Comme si sa structure atomique avait été dérangée, comme si elle était un supersonique volant trop vite, fracassant je ne sais quelle barrière, et qu’elle se désintégrait sous nos yeux.

J’essaie encore.

« Lâchez vos armes. Tout de suite ! »

Jean, sans lâcher Astronaut des yeux, me fait « chhht » comme si nous étions à la bibliothèque et que je parlais trop fort. Astronaut rit et m’envoie un clin d’œil rapide et reptilien. Pour quelqu’un qui était terré ici afin de fumer du crack, de la meth ou allez savoir ce qu’il concocte sur son établi sophistiqué, il a un sang-froid étonnant, bien campé sur ses deux pieds, les mains encore à demi levées, comme si c’était par choix : « je me soumets à la menace implicite de ton arme à feu, mais je ne vais pas me prendre le chou pour ça non plus ».

La pièce pue : chlorhydrate, ammoniac, sels brûlés. Il y a un bruit de fond, le teuf-teuf sourd du générateur à essence qui alimente l’éclairage au néon : des enseignes de marques de bières, un Johnny Walker kitsch en verre coloré, des guirlandes de Noël électriques. Le fauteuil que Cortez a vu, plus une portion de canapé modulable et une lampe moche, sont aussi tassés là-dedans. On dirait que le type a recréé son habitat naturel sous la surface du monde : un terrarium pour salopard.