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— Tais-toi et ne bouge pas, jusqu’à ce que j’aie pu arrêter l’hémorragie.

— Je vais perdre mon sang et mourir.

— Ça, on n’en sait rien.

— Je veux perdre mon sang et mourir. Palace ! C’est tellement mieux qu’une connerie de… de tsunami ou je sais pas quoi. » Il rit, tousse, crache du sang. « C’est le meilleur scénario. »

Ça ne me plaît pas. Je secoue la tête. L’idée de le laisser là… « Tu es sûr ?

— Oui. Bon Dieu, oui. On a eu le monstre ?

— Pas encore.

— Alors va le finir.

— La finir.

— Quoi ? »

La porte de la petite pièce est ouverte derrière nous, et Astronaut, je le vois bien, est en train de fondre et de se consumer, mais ça n’a pas d’importance. C’est Jean, c’est Jean qui file à la périphérie de mon champ de vision, en espérant passer inaperçue, mais je la vois – je la vois.

4

Je ne sais pas pourquoi c’est important, mais je sais que ça l’est. Obtenir le reste de l’histoire, entendre des aveux, cocher les dernières cases.

Quand on élucide un meurtre, on ne le fait pas pour la victime, car après tout elle est morte. Élucider un meurtre sert la société en restaurant l’ordre moral qui a été bouleversé par un coup de feu, un coup de poignard ou du poison, et ça contribue à préserver cet ordre moral en avertissant d’autres personnes que certains actes ne peuvent pas être commis impunément.

Mais la société est morte. La civilisation n’est plus qu’un ensemble de cités en flammes, ses animaux terrifiés se serrent autour des silos à grains, et se poignardent les uns les autres pour le dernier paquet de Pringles devant des épiceries en cendres.

Et pourtant, même ainsi, me voilà, chargeant dans le noir vers l’escalier, suivant la petite silhouette fébrile de Jean.

Je ne lui crie pas de s’arrêter, car elle ne le fera pas. Je ne lui crie pas « Police ! » parce que je ne suis plus policier, depuis un bon bout de temps. J’entends ses pieds fins sonner sur les marches, j’entends l’étroit escalier métallique remuer tandis qu’elle file vers la lumière. Je me lance à sa poursuite, me jette pour la dernière fois sur les marches, j’assemble les dernières pièces du puzzle, en suivant Jean vers l’inconnu.

Regarde ce que tu as fait de moi…

J’évite des petits tas de gravats sur la dernière marche pour surgir dans le garage, et malgré l’horreur de tout ce qui est en train de se passer, l’envie désespérée de rattraper cette fille et d’obtenir le reste de l’histoire, j’éprouve une bouffée de soulagement à l’idée d’en avoir fini avec ce bunker, cette crypte. Je jaillis hors du trou et engloutis l’air et la lumière à grandes goulées, comme un plongeur faisant surface.

Je traverse en titubant le garage à trois places, en contournant les cratères et les tas, puis me voici dans le couloir et je vois Jean qui court comme une dératée à quelques pas devant moi, dans ce long couloir où j’ai commencé mes recherches, le couloir marqué du sang de ma sœur et du sien, une trace sortant, une autre entrant.

Je devais l’arrêter, tu comprends… Il le fallait…

Je suis bien plus rapide que Jean. Elle est vive et décidée, mais moi je suis grand, j’ai les jambes très longues, et je suis décidé aussi, alors je le fais : à l’instant où la porte vitrée du commissariat se ferme derrière elle, je la rouvre, me lance, l’attrape par les jambes et la fais tomber dans la boue, puis je me relève d’un coup, si bien que le temps qu’elle se soit retournée je suis au-dessus d’elle, je la domine de toute ma hauteur, mes armes sorties, le couteau et le flingue.

« Pitié, me dit-elle, le corps tremblant, les mains étroitement jointes. Pitié. »

Je la regarde avec fureur. Nous sommes entourés de buissons hirsutes, d’un vert agressif dans la lumière du jour. Le vent d’automne soulève mes cheveux, chatouille mes manches de chemise.

« S’il te plaît, me dit-elle doucement. Fais ça vite. »

Elle présume que mon intention est de la tuer. Ce n’est pas le cas, mais je ne le lui dis pas. Sa personne ne m’intéresse en rien. Je ne bouge pas, je reste là, avec le couteau de boucher et le SIG, et je vois qu’elle voit tout cela, je vois qu’elle voit mon regard vide.

« Dis-moi. » Ma voix aussi est vide, vide et froide.

Les drapeaux flottent dans le vent, leurs cordons agités font un petit tink-tink-tink contre les mâts.

« C’est moi qui l’ai tuée.

— Je sais.

— Je regrette.

— Je le sais aussi. »

Ce que je veux dire, c’est : « Je m’en fous. » Ses regrets ne sont pas pertinents. Ce que je veux, ce sont des réponses, le besoin de réponses me gonfle la poitrine, mes armes tremblent dans mes mains. Elle croit que je vais la buter sur place, elle me croit assoiffé de vengeance, prêt à tout massacrer. Mais elle se trompe, ce n’est pas ce que je veux. La vengeance est la plus bidon des motivations, une breloque en toc. Je veux des réponses, c’est tout.

« Il t’a obligée à le faire. »

Le mot « oui » sort de ses lèvres, doux et tranchant à la fois, un petit souffle douloureux.

« Comment t’a-t-il forcée ? Jean ? »

Les yeux fermés, le souffle court : « Je… Je ne peux pas.

— Jean ! »

Elle a suffisamment souffert. J’en ai conscience. Mais nous en sommes tous là. Tout le monde a assez souffert.

« Comment ? Quand ?

— Dès que… »

Un spasme soulève son corps entier et elle détourne la tête. Je m’accroupis, lui prends le menton, tourne son visage vers moi. « Dès que vous êtes descendus ? »

Un hochement de tête. Oui.

« Entre 16 h 30 et 17 h 30 mercredi dernier. Disons 5 heures. 17 heures, le 26 septembre. Que s’est-il passé ?

— Il a dit qu’on allait faire une petite fête. Pour célébrer notre nouvelle vie. On ne peut pas être tristes, a-t-il dit. Une nouvelle vie. Des temps nouveaux. On n’a même pas, vous savez… même pas déballé les affaires. Ni exploré les lieux. C’était juste… aussitôt arrivés en bas, on s’est assis.

— Dans la pièce marquée dames.

— Oui. »

Elle hoche la tête, encore et toujours. Je ne la laisserai pas redevenir comme elle était dans la cellule, se retirer en elle-même, s’éloigner en flottant telle une capsule spatiale dérivant loin de son vaisseau.

Je reste proche, continue de sonder son regard. « Est-ce que ça t’a paru étrange ? De faire une fête, comme ça, à un moment pareil ?

— Non. Pas du tout. Je me suis sentie soulagée. J’en avais marre d’attendre. Parry n’allait pas venir. “Résolution.” Rien n’allait se passer. On l’avait tous compris, à ce moment-là. Le moment était venu de passer au plan B. J’étais contente. Astronaut aussi. Il a versé à boire à tout le monde. Proposé un toast. » L’ombre d’un sourire passe sur ses traits, un vestige d’affection pour le leader charismatique, et disparaît aussitôt. « Mais ensuite il… il a commencé un discours. Sur notre loyauté. Sur le fait qu’on avait perdu notre discipline. Que le plus dur n’avait même pas encore commencé. Il a dit que le comportement qu’on avait eu dehors, quand on traînait en attendant, c’était nul. Qu’on était des faibles. Il a écrit une phrase à la bombe sur le mur. »

J’écoute. Je suis en bas avec elle, je vois le visage de l’homme se tordre de colère, je regarde les mots apparaître sur le mur : marre de ces conneries.

« Et ensuite, il s’est mis à parler de Nico. Il nous a dit : regardez qui n’est pas ici. Regardez qui nous a abandonnés. Qui nous a trahis. »