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Kessler avait raison à propos de DeCarlo. Il l’avait bien cerné. Le suicide ne correspondait pas au profil, mais ceci, oui : la dynamique en groupe/hors groupe. Des jeux cruels. Des tests de loyauté. Et la drogue, bien sûr, Big Pharma et son talent pour la cuisine chimique. Il avait pris la résolution de tuer tous ses anciens camarades de conspiration – il était en train de le faire en ce moment même, chargeant joyeusement le thé de tous –, mais d’abord il allait s’amuser un peu.

« Continue, je t’en prie. »

Jean me regarde d’un air impuissant, pitoyable. Elle voudrait désespérément mettre fin à cette conversation, éviter d’aller jusqu’au bout. Juste reposer en paix comme l’agent Kessler, attendre la fin.

Je me vois moi-même, une émanation de moi, sortir de mon corps, courir lui chercher une couverture, la soulever doucement, lui apporter de l’eau, la protéger. Une jeune fille, récemment traumatisée, recroquevillée de terreur sur le sol, dehors. Mais ce que je fais, c’est rien, ce que je fais c’est rester planté là, les poings serrés sur mes armes, en attendant qu’elle poursuive.

« Le reste. Raconte-moi le reste.

— Il, euh… il m’a regardée. M’a regardée, moi. Et m’a dit que j’étais la pire. La plus faible. Et il m’a dit ce que je… ce que j’avais à faire. Pour gagner ma place. »

Ses lèvres se retroussent, son visage se pince. Ses mots sont des pierres émoussées, qu’elle crache une par une. « J’ai dit : “Je ne peux pas.” Il m’a répondu : “Alors salut, et bonne chance. On se fera une joie de boire ta ration d’eau, petite sœur. Et de manger ta ration de bouffe.” » Elle ferme les yeux et je vois les larmes monter sous ses paupières. « J’ai cherché le regard des autres, pour trouver de l’aide… ou de la pitié, ou… »

Elle baisse la tête. Elle n’a reçu aucune aide et aucune pitié. Ils avaient peur comme elle, tous autant qu’ils étaient, Tick, Valentine, Little Man, sa vieille copine Sailor, son pote Delighted, tous aussi terrifiés et perdus, tous fermement tenus dans la poigne de leur leader. À une semaine de l’impact, et vivement conscients de l’état d’isolement qu’ils avaient atteint, tandis que le monde se réduisait peu à peu à une tête d’épingle, comme le cercle noir à la fin d’un dessin animé Looney Tunes. Et pendant ce temps, leur meneur et protecteur retirait ses couches comme des peaux d’oignon pour leur révéler son noyau dur de cruauté.

Donc, Astronaut dit à Jean de partir, il lui dit « lève-toi », et elle obéit, elle se lève, elle s’en va… et tout en me racontant cette histoire, elle se dissout. Elle voit ce souvenir se compléter en sortant des brumes de l’oubli, et cela la tue, je le vois clairement. Chacune de ses phrases la tue un peu plus. Chacun de ses mots.

« J’adorais Nico. C’était mon amie. Mais pendant que je montais les marches, ma tête est devenue… je ne sais pas. Creuse. Il y a eu des cris, des voix bizarres en train de crier, et puis… des rires ?

— Tu hallucinais. Il t’avait droguée. »

Elle hoche la tête. Elle le sait déjà, je crois. Des voix bizarres et des bouffées sombres du cruel courage contenu dans son thé. L’ingrédient secret qu’il y avait mis pour augmenter un peu son divertissement personnel. Son jeu, son poisson d’avril apocalyptique. Étant donné son overdose et les pertes de mémoire consécutives, il doit s’agir d’un hallucinogène, un anesthésiant dissociatif quelconque ; du PCP, peut-être, ou de la kétamine. Mais je ne saurais le dire avec certitude, ce n’est pas mon domaine d’expertise, et si cela pouvait arranger quoi que ce soit je lui ferais une prise de sang, je la piquerais avec une aiguille pour capter toute molécule attardée flottant encore dans ses veines. Envoyez-moi ça au labo, les gars !

Les autres ont reçu un traitement encore pire, bien sûr. C’était là le vrai plan B d’Astronaut. L’eau et les vivres étaient limités, tout était limité, et il ne comptait pas partager, pas une seconde.

Jean est donc en train de monter l’escalier branlant avec le couteau denté d’Astronaut, qui la pousse par la trappe en lui donnant le prix de son avenir. Elle surfe sur une vague sombre, des horreurs chimiques déchaînées tournoient dans ses tripes en même temps que la terreur. Elle cherche Nico.

Elle me regarde soudain avec de l’espoir dans les yeux, une petite étincelle de joie. « Tu sais quoi ? Tu sais ce que je me rappelle ? Je me rappelle avoir pensé : elle est sans doute déjà loin. Parce qu’elle m’avait prévenue qu’elle comptait s’en aller, dans l’escalier, elle me l’avait dit. Et ensuite, avec la petite fête, et le discours, on était en bas depuis au moins, je ne sais pas… une demi-heure ? Il nous avait fait asseoir, nous avait fait son speech, ça avait pris du temps. Si elle était sur le départ, elle n’était déjà plus là. Je me rappelle avoir pensé ça. »

J’y avais pensé aussi. C’est conforme à la chronologie que j’ai établie dans ma tête.

« Mais non, elle était encore là. Pourquoi est-ce qu’elle était encore là ?

— Les chips, dis-je.

— Quoi ?

— Le voyage promettait d’être dur. Elle a pris tout ce qu’elle a trouvé dans le distributeur. »

Elle a pris le temps de vider cette machine, d’y coincer la fourchette, d’y passer un cintre ou ses bras minces pour tout vider, elle a pris ce temps et cela lui a coûté la vie.

« Alors, tu l’as attaquée.

— J’imagine.

— Tu imagines ?

— Je n’en ai aucun souvenir.

— Tu n’as aucun souvenir de l’avoir agressée ? Ni d’elle se battant avec toi ? »

Ses mains montent vivement vers sa figure, vers ses bleus et ses égratignures, puis redescendent. « Non.

— Tu ne te souviens pas des bois ? »

Elle tremble. « Non. »

Je me penche sur elle, le flingue et le couteau toujours dans les mains. « Tu te souviens de quoi, Jean ? »

Elle se souvient de l’après, me dit-elle. Elle se revoit courant vers le garage, et trouvant l’ouverture dans le sol scellée. Et comprenant, même dans son désespoir noir et confus, comprenant ce que cela voulait dire. Toute l’histoire n’était qu’une blague, il savait depuis le début qu’elle ne pourrait pas redescendre. Parce qu’Atlee Miller était passé sceller l’entrée, comme prévu par Astronaut.

Et ensuite, il n’y avait plus que l’évier. Rien que l’évier, et les couteaux, et la conscience de ce qu’elle avait fait et de l’avoir fait pour rien – pour rien –, et puis s’ouvrir la gorge comme elle avait ouvert celle de Nico. Enfoncer la lame aussi loin qu’elle pouvait le supporter, jusqu’à ce que le sang s’échappe d’elle et qu’elle pousse des cris perçants, et qu’elle parte en courant, fuyant le sang, fuyant dans les bois.

Voilà l’histoire. C’est toute l’histoire, dit-elle, et elle tremble par terre, les traits zébrés de chagrin, mais moi je fais les cent pas au-dessus d’elle, c’est toute l’histoire, me dit-elle, mais il doit y avoir autre chose, c’est forcé. Il manque des pièces au puzzle. Il doit y avoir une raison, par exemple, pour que s’ouvrir la gorge se soit présenté comme la méthode logique – était-ce encore une manipulation d’Astronaut, ou une improvisation, le moyen le plus efficace sur le moment ? Et elle avait sûrement reçu l’ordre de rapporter quelque chose. Si elle était censée gagner sa place dans le bunker en tuant Nico, elle devait sûrement rapporter un gage pour prouver qu’elle l’avait fait.

Je me jette au sol dans la boue, lâche les armes et la saisis par les épaules.