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Je crie, je montre les dents. « J’ai encore des questions.

— Non. Je t’en supplie.

— Si. »

Parce que je ne peux pas élucider le crime tant que je ne sais pas tout, et que le monde ne peut pas disparaître en laissant cette affaire en plan, un point c’est tout, si bien que je serre ses épaules plus fort en exigeant qu’elle se souvienne. « Il faut qu’on reparte dans les bois, Jean. La partie qui se passe dans les bois.

— Non. Je t’en supplie…

— Si, Jean, mademoiselle Wong. Tu la trouves dehors. Est-ce qu’elle s’étonne de te voir ?

— Oui. Non. Je ne sais plus.

— Je t’en prie, essaie de te rappeler. Elle est surprise ? »

Jean hoche la tête. « Oui. Arrête, s’il te plaît.

— Tu as le couteau en main à ce moment-là…

— Je ne sais plus.

— Tu lui cours après…

— Sans doute.

— Pas de “sans doute”. Tu l’as pourchassée dans les bois, oui ou non ? Tu as franchi ce ruisseau ?

— Pitié… pitié, arrête. »

Le regard terrifié de Jean croise le mien, et ça marche, je vois qu’elle revoit tout, qu’elle se revoit là-bas, j’y arrive, je vais recevoir l’information qu’il me faut, elle y est en ce moment, sur la scène de crime, le couteau à la main, le poids de Nico se débattant sous elle. Et moi, où étais-je ? J’étais en route, mais je n’étais pas encore arrivé, j’ai mis trop de temps, j’aurais dû être là pour la sauver mais je n’y étais pas et ça me brûle, mon sang est brûlant. Il m’en faut davantage, il me faut tout.

« Est-ce qu’elle t’a implorée de lui laisser la vie sauve ?

— Je ne me souviens pas.

— Oui ou non, Jean ? »

Elle n’arrive pas à parler. Elle me fait signe que oui, hoche la tête en pleurant à chaudes larmes, gigote pour que je la lâche.

« Est-ce qu’elle criait ? »

Encore des hochements de tête, impuissants.

« Elle t’a suppliée d’arrêter ? Mais tu as continué ?

— S’il te plaît…

— Il y a encore des choses que j’ai besoin de savoir.

— Non. Non, plus rien… OK ? Tu n’as plus besoin de rien savoir. Vraiment pas, d’accord ? »

Sa voix est changée, haut perchée et suppliante, comme celle d’un petit enfant, d’un bambin suppliant qu’on lui dise qu’une chose déplaisante n’est pas vraie. Je ne dois pas vraiment aller chez le docteur, hein ? Je ne dois pas vraiment prendre mon bain. Jean et moi restons dans la même position pendant une minute, dans la boue, moi lui serrant fermement les épaules, et je sens, soudain, où nous en sommes rendus, ici, ce qui se passe. Ce que l’astéroïde lui a fait est fait, et ce qu’Astronaut lui a fait est fait, et à présent je suis là, moi, son ultime et pire terreur, en train de la forcer à regarder dans ce puits de ténèbres, à patauger dedans comme si le moindre détail comptait, comme si cela pouvait compter.

Je la lâche et elle éloigne sa tête de moi, en émettant des gémissements graves et terrifiés, comme un animal sur le sol de l’abattoir.

« Jean. Jean. Jean. Jean. » Je répète son nom jusqu’à ce qu’elle cesse de geindre. Je le dis doucement, de plus en plus doucement, jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’un soupir, « Jean, Jean, Jean », un petit souffle apaisant, rien que ce mot, « Jean ».

Je suis maintenant assis par terre à côté d’elle. « Quand tes parents t’ont-ils donné ce bracelet ?

— Le… quoi ? »

Sa main droite se déplace vers son poignet gauche et elle effleure des doigts le bijou fantaisie.

« Tu m’as dit, la première fois qu’on en a parlé, que c’étaient tes parents qui t’avaient offert ce bracelet à breloques. C’était pour ton anniversaire ?

— Non. Pour ma première communion. »

Je souris. Je me penche en arrière, attrape mes genoux pour garder mon équilibre. « Ah oui ? Ça veut dire que tu avais quel âge ?

— Sept ans. J’avais sept ans. Ils étaient très fiers de moi.

— Tu penses, j’imagine, oui. »

Nous restons là un moment, dans la boue de la pelouse, et elle me raconte tout, me peint le tableau : la nef élancée de l’église Sainte-Marie de Lansing, Michigan, les flammes dansantes des cierges, les chaudes harmonies du chœur. Elle en a gardé beaucoup de souvenirs, compte tenu de son jeune âge à l’époque et de tout ce qui lui est arrivé depuis. Au bout d’un moment, je lui conte à mon tour quelques-unes de mes anecdotes d’enfance préférées : mes parents nous emmenant boire des milk-shakes au vieux Dairy Queen le samedi soir ; les bandes dessinées Batman que j’achetais au 7-Eleven le soir après l’école ; les balades avec Nico d’un bout à l’autre de White Park, quand elle apprenait à faire du vélo et qu’elle ne voulait plus en descendre, qu’elle voulait juste pédaler encore et encore et encore.

Épilogue

Mercredi 3 octobre

Ascension droite : 15 51 56,6

Déclinaison : − 77 57 48

Élongation : 72,4

Delta : 0,008 ua

J’ai un souvenir que j’adore. Un souvenir de Naomi Eddes et moi, il y a à peu près six mois de ça. Le dernier mardi du mois de mars.

« Il faut que je vous dise, m’avoue-t-elle, en me regardant à travers la table, un petit bouquet de brocolis tenu au bout de ses baguettes. Je suis assez éprise de vous. » Nous dînons chez Mr. Chow. Notre premier et dernier rendez-vous galant. Elle porte une robe rouge avec des boutons noirs sur le devant.

« Éprise, hein ? » fais-je en jouant l’amusement, en la taquinant pour cette tournure désuète, que je trouve en réalité poétique et charmante, à un point tel, en fait, que je suis en train de tomber amoureux, là, à cette table pleine de taches, sous l’enseigne clignotante qui répète Chow ! Chow ! « Et qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes éprise de moi ?

— Oh, vous savez. Vous êtes très grand, si bien que vous voyez tout sous un angle bizarre. Et aussi – là, je suis sérieuse –, votre vie a un sens, un but. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Je crois. Je pense que oui. »

Elle fait référence à une conversation que nous avons eue plus tôt dans la soirée, à propos de mes parents, de l’assassinat de ma mère dans le parking d’un supermarché, et du suicide de mon père dans son bureau, six mois plus tard. Et du fait que ma carrière, a-t-elle suggéré sur le ton de la plaisanterie, a été semblable à celle de Batman, que j’ai transformé mon chagrin en mission de ma vie.

Mais cela me gêne, lui dis-je, cette version des événements, cette manière de voir les choses. « Je n’aime pas penser qu’ils sont morts pour une bonne raison, parce que ça rendrait leur mort acceptable. Comme si c’était une bonne chose que ce soit arrivé, parce que ça aurait ordonné ma vie. Ce n’est pas une bonne chose. C’est horrible.

— Je sais, me répond-elle. Je sais que c’est horrible. »

Elle fronce les sourcils sous son crâne tondu, mange ses brocolis, et je continue, je lui explique comment je préfère voir les choses : qu’il est tentant de disposer les choses selon un motif organisé, de désigner certains événements comme étant les causes d’autres événements, mais qu’à bien y réfléchir on se rend compte que ce sont simplement les hasards de la vie – comme des constellations : clignez des yeux une fois vous verrez un guerrier ou un ours, clignez-les encore et ce n’est plus qu’une poignée d’étoiles répandues au hasard.