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« J’ai changé d’avis, dit Naomi après que nous avons bavardé ainsi un moment. Je ne suis plus éprise. » Mais elle sourit, et moi aussi. Elle tend la main et essuie un peu de sauce oignon-gingembre au coin de ma moustache. Elle sera morte dans moins de quarante-huit heures. Ce sera mon ami l’inspecteur Culverson qui m’appellera sur la scène de crime, dans les bureaux des assurances Merrimack Life and Fire.

« Pouvons-nous convenir, au moins, me dit-elle chez Mr. Chow, encore en vie, en essuyant encore de la sauce de mon visage avec son pouce, que tu as mis du sens dans ta vie ? On peut se mettre d’accord là-dessus ? »

Elle est si jolie. Cette robe rouge à boutons. Je n’ai encore jamais connu une si jolie personne.

« Bien sûr. D’accord. Oui. On est d’accord. »

* * *

Le restant du mardi 2 octobre, je l’ai passé à enterrer ma sœur dans une tombe peu profonde, entre les drapeaux de la pelouse du commissariat. En guise d’office funèbre, je chante tout en creusant, d’abord « Thunder on the Mountain » puis « You’re Gonna Make Me Lonesome When You Go », puis un medley des chansons préférées de Nico, plutôt que les miennes : des morceaux de ska, des chansons d’Elliott Smith, de Fugazi, « Waiting Room » en boucle jusqu’à ce que je me dise que j’ai creusé assez profond pour déposer son corps et lui faire mes adieux.

Ensuite, pendant plusieurs heures, j’aide Jean. Je remonte les corps du bunker un par un ; j’apporte les becs Bunsen d’Astronaut dans la réserve afin qu’elle puisse s’en servir pour se préparer des macaronis au fromage, si elle veut ; je pousse et fais rouler des pierres et des blocs de béton dans l’entrée de l’escalier, scellant le trou de mon mieux. Je ne sais pas combien de temps elle tiendra là-dessous, ni comment elle ira, mais c’est le mieux que je puisse faire pour elle, sincèrement. Il y a un hélicoptère posé dans un champ quelque part dans ces bois, mais je ne sais pas piloter ni elle non plus, et puis où irait-elle ?

Elle a des armes à feu, au cas où elle devrait s’en servir.

Et puis je m’en vais, juste après minuit, le 3 octobre, avec ce souvenir en particulier, celui de Naomi et moi chez Mr. Chow, entrelacé entre mes côtes comme un ruban rouge.

Le trajet est tranquille. Pas grand-monde dehors ce soir ; pas beaucoup d’action dans les rues. La plupart des endroits dans le monde sont sans doute des villes bleues cette nuit, chacun étant plongé loin dans son dernier round de prières, de beuverie ou de rire, à faire ce qui reste à faire avant que tout change ou meure. Je traverse Rotary et passe devant la maison entourée d’un mur anti-explosion, la petite maison en brique rouge de Downing Road. J’ignore si c’est le type qui m’a tiré dessus à la mitraillette, mais il y a quelqu’un sur le toit, avec une casquette John Deere et une bedaine énorme, entouré de sa famille : une femme entre deux âges, endimanchée, plus deux filles adolescentes et un petit garçon. Ils sont tous là-haut sur le toit, au garde-à-vous dans le clair de lune, en train de saluer un drapeau américain.

Je retrouve le chemin de la Route 4 en direction du sud. Je me rappelle l’itinéraire. J’ai toujours eu un bon sens de l’orientation : comprendre la disposition d’un lieu, d’un système routier ou du domicile d’un malfaiteur, enregistrer les petits détails dans ma tête et les garder en ordre.

Dans un monde parfait, je ne dormirais pas cette nuit, bien sûr, je resterais debout, mais mon corps ignore quel jour nous sommes, j’ai les yeux qui pleurent et je sors de la route sans le vouloir. Je gagne la même aire de repos que l’autre fois, plie ma veste de la même manière et au bout de trois heures de sommeil je suis réveillé par le hurlement clair et distinct du sifflet d’un train, ce qui paraît impossible. Mais ensuite j’ouvre les yeux, je me remets péniblement debout et je le regarde passer, au loin, en me demandant si je rêve. Un long train de marchandises traversant lentement l’Ohio en déversant sa fumée.

Je pisse dans les bois, remonte sur mon vélo, et je continue.

* * *

Une aube rose, un frais matin d’automne.

J’ai entendu l’agent Burdell une fois, dans la cuisine de Police House, évoquer avec l’agent Katz ses projets pour le dernier jour. Elle disait qu’elle le passerait à penser à « tout ce qui est nul dans la vie. Avoir un corps et tout ça. Les hémorroïdes, les aigreurs d’estomac, la grippe. »

J’ai parfois eu l’impression que c’était une mauvaise stratégie, et c’est ce que je pense en ce moment. Je retire une main du guidon de mon Schwinn pour envoyer un salut en l’air à l’Oiseau de nuit, là-bas à Furman, Massachusetts. J’en envoie aussi un à Trish McConnell, pendant que j’y suis.

Puis je repose les mains sur le guidon et bifurque à la hauteur de l’étal de fruits. Chantant de nouveau, à tue-tête ; chaque vers est attrapé par le vent et envoyé par-dessus mon épaule, comme des petits fragments de mélodie, des morceaux épars de Desire.

* * *

J’entends le chien avant de le voir, trois aboiements vifs et nets se fondant dans une quinte de toux grondante et canine, teuh-ouaf, teuh-ouaf, puis juste teuh, teuh, teuh, et Houdini sort de derrière la resserre pour venir à ma rencontre en clopinant avec détermination.

« Viens le chien ! » lui dis-je, et rien qu’à le regarder mon cœur enfle dans ma poitrine. Il gambade et sautille vers moi en traversant le pré légèrement bombé.

Le maïs d’automne en est à mi-récolte, la moitié des tiges sont encore chargées d’épis, les autres sont nus, penchés. Il y a un parterre de citrouilles que je n’avais pas remarqué, dans un coin de terre juste à droite du porche, tout en lianes vertes et en gros globes orange. Deux des femmes de la maison sont sur la galerie, deux des filles ou brus, assises sur des chaises dures, en robe longue et petit bonnet, occupées à coudre ou à tricoter, travaillant sur les couvertures pour l’hiver. Elles se lèvent à mon approche, m’adressent un sourire gêné et se prennent par la main, et je leur demande poliment si je pourrais parler à Atlee, qu’elles vont aussitôt chercher.

Houdini passe et repasse entre mes jambes en reniflant bruyamment le sol, et je me baisse pour grattouiller sa fourrure blanche derrière la tête, si bien qu’il pousse un grognement bas et satisfait. Quelqu’un lui a donné un bain. Quelqu’un a aussi brossé son poil, en a retiré la vermine et les graines. Il a presque retrouvé son apparence de quand j’ai fait sa connaissance, cette petite créature espiègle qui galopait dans la maison sale d’un dealer de Bog Bow Road. Nous nous regardons et je souris, et lui aussi, je crois. Tu croyais que j’étais parti, moi aussi, hein, Hen ? C’est ce que tu croyais, hein ? Ou pas. Qui sait ? On ne sait jamais ce que pense un chien, pas vraiment.

Atlee Miller ne cherche pas à connaître les conclusions de mon enquête, et je ne lui donne pas d’informations. Nous nous saluons de la tête et je désigne la remorque.

« Je vous ai rapporté votre marteau-piqueur. Merci. »

Il agite une main. « Pas sûr que j’en aurai besoin.

— Ma sœur… elle pense que nous survivrons peut-être. Je ne sais comment. Alors je me suis dit que ça ne pouvait pas faire de mal de le rapporter.

— Ça peut pas faire de mal, répète Atlee, et il hoche la tête. Ça non. »

Nous parlons à mi-voix sur la pelouse. J’aperçois le reste de la famille derrière lui, les enfants, les adolescents, les tantes, les oncles et les cousins, encadrés par les grandes fenêtres, réagissant à mon retour.

« Je pensais rester pour le déjeuner, dis-je. Si vous voulez bien de moi.