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Jack Campbell

Indomptable

(La flotte perdue-1)

À Christine et Larry Maguire. De braves gens et de bons amis qui ont enrichi notre vie par leur seule présence.

Pour S., comme toujours.

Un

L’air froid que soufflaient les conduits d’aération charriait un faible relent de métal surchauffé et de matériaux calcinés. Les échos étouffés d’une explosion parvinrent dans sa cabine quand le vaisseau vibra. Des voix glapirent d’effroi de l’autre côté du sas et il perçut des bruits de pas précipités. Mais il ne bougea pas, sachant que, si l’ennemi avait repris l’assaut, on entendrait hurler des sirènes et le vaisseau serait frappé de bien plus d’un coup. D’ailleurs, attaque ou pas, on ne lui avait pas affecté de poste de combat et il n’avait aucune mission à remplir.

Il s’assit dans la petite cabine qu’on lui avait attribuée, les bras croisés et les mains coincées sous les aisselles pour lutter contre un froid qui semblait ne l’avoir jamais quitté. Il entendait les bruits du bâtiment et de son équipage, et, tant que l’écoutille resterait fermée, il pourrait toujours tenter de feindre que ce vaisseau lui était familier et qu’il avait servi avec son équipage. Mais ces vaisseaux et ces gens-là étaient morts depuis longtemps et, en toute justice, il aurait dû en aller de même pour lui.

Il changea légèrement de position, crispa les mains plus fort contre le froid qui s’engouffrait dans la cabine, et son genou effleura le rebord rugueux du petit bureau fourni avec. Il fixa le rebord en s’efforçant d’appréhender ce que ça pouvait bien signifier. L’avenir était censément lisse. Lisse, propre et brillant ; pas plus grossier et usé que le passé. Tout le monde savait ça. Mais, d’un autre côté, les guerres ne sont pas non plus censées durer interminablement ni se poursuivre indéfiniment, en vidant de toute sa clarté et de son lustre un avenir qui ne pouvait plus désormais prétendre qu’à la seule efficacité.

« Capitaine Geary, on vous réclame à la soute des navettes. »

L’annonce mit un bon moment à pénétrer son cerveau. Pourquoi avait-on besoin de lui ? Mais un ordre est un ordre et, s’il perdait à présent l’esprit de discipline, peut-être découvrirait-il qu’il ne lui restait plus rien. Il expira lourdement puis se leva, les jambes roides, engourdies par le froid intérieur et extérieur. Peu empressé d’affronter les gens du dehors, il banda ses muscles avant d’ouvrir l’écoutille, mais s’y résolut finalement et se mit en marche.

Les coursives du cuirassé de l’Alliance Indomptable grouillaient de personnel engagé et d’un poudroiement d’autres officiers. Tous lui cédaient le passage en formant un étroit couloir qui paraissait s’ouvrir devant lui et se refermer derrière comme par enchantement, tandis qu’il se dirigeait d’un pas régulier vers la zone de lancement des navettes. Il fixait l’espace en évitant de regarder les visages, sachant déjà ce qu’ils trahiraient. Il y avait vu l’espoir et l’effroi sans jamais les comprendre ni y aspirer. Aujourd’hui, il savait qu’angoisse et désespoir s’ajouteraient à l’effroi, et il tenait encore moins qu’avant à les dévisager. Comme s’il les avait tous laissés choir, alors qu’il ne leur avait jamais rien promis, ni même n’avait prétendu être autre chose que ce qu’il était en réalité.

La cohue se solidifia brusquement devant lui et il lui fallut s’arrêter. Un petit gradé se retourna et l’aperçut : « Capitaine Geary ! » s’écria-t-elle, tandis qu’un espoir irrationnel illuminait son visage, dont une joue était souillée de lubrifiant ; elle portait à un bras un léger plâtre recouvrant une blessure reçue lors du dernier combat et son uniforme, de ce côté, montrait des traces de brûlure.

Geary était conscient qu’il aurait dû lui répondre, mais il ne trouvait pas ses mots : « Porte de la navette, finit-il par lâcher.

— Vous ne pouvez pas passer par là, capitaine », déclara avec empressement le jeune lieutenant, qui transpirait l’épuisement et ne parut pas remarquer son absence de réaction. Geary se sentit soudain encore plus vieux. « Elle reste scellée durant les réparations des avaries consécutives au combat. Vous avez dû sentir le dernier choc, non ? Nous avons dû larguer quelques cellules d’énergie avant qu’elles n’explosent. Mais nous serons bientôt parés. Nous ne sommes pas encore battus. Pas vrai ? C’est impossible.

— Je dois gagner la soute de la navette », répéta lentement Geary.

Le lieutenant battit des paupières. « La soute de la navette. Descendez deux ponts plus bas et allez droit devant vous. La voie devrait être dégagée. Ça fait du bien de vous voir, capitaine. » Sa voix se brisa sur cette dernière phrase.

Du bien de me voir ? songea Geary. La chaleur d’une colère fugitive se heurta à la glace qu’il hébergeait en lui. Pourquoi ? Mais il se contenta d’opiner et de répondre « Merci » d’une voix sans timbre.

Geary descendit les échelles pour gagner le troisième niveau inférieur et progressa à travers la foule qui continuait de se scinder puis de se refermer sur son passage. En dépit des efforts qu’il faisait pour éviter de les regarder, il surprenait à présent de fugaces aperçus des visages, qui tous trahissaient la même angoisse et que le même optimisme démentiel illuminait dès qu’ils prenaient conscience de sa présence.

L’amiral Bloch l’attendait à l’entrée de la soute avec son chef d’état-major et une petite poignée d’officiers. Bloch lui fit signe et l’entraîna à l’écart pour lui parler en tête-à-tête. Contrairement aux autres, l’amiral semblait plus sonné que désespéré par le dernier combat, comme s’il n’était pas encore capable d’en saisir la signification. « Les dirigeants du Syndic ont accepté des négociations. Ils insistent pour que tous les hauts gradés et moi y participions en personne. Nous ne sommes pas en position pour refuser de céder à leurs exigences. » La voix de l’amiral était sourde, bien différente du tonitruant enthousiasme auquel Geary s’était habitué. Et son regard aussi était éteint. « Ce qui fait de vous le plus haut gradé en notre absence, capitaine. »

Geary fronça les sourcils. Il n’avait pas réellement envisagé cette éventualité. Son ancienneté datait du jour où il avait été promu capitaine. Voilà très, très longtemps. Et avec l’ancienneté venaient les responsabilités. « Je ne peux pas…

— Si. » L’amiral Bloch inspira profondément. « Je vous en prie, capitaine. La flotte a besoin de vous.

— Amiral, avec tout le respect que je vous dois…

— Capitaine Geary, je ne vous en voudrais pas de vous persuader que vous vous en seriez sans doute mieux tiré si nous ne vous avions pas retrouvé. J’ai cru comme un tas de gens que c’était de bon augure. “Black Jack” Geary, revenu d’entre les morts pour accompagner la flotte de l’Alliance jusqu’à sa plus grande victoire. » Bloch ferma les yeux une seconde. « Maintenant, il me faut laisser l’armada entre les mains d’un homme en qui j’ai toute confiance. »

Geary fit la grimace ; il aurait aimé hurler à Bloch que l’homme à qui il voulait laisser la responsabilité de la flotte n’était pas celui qui se tenait devant lui et n’avait jamais existé. Mais les yeux de Bloch n’étaient pas seulement éteints, se rendait-il compte à présent. Ils étaient morts. Il finit par hocher lentement la tête : « À vos ordres, amiral.

— Nous sommes piégés. La flotte reste le dernier espoir de l’Alliance. Vous le comprenez, j’en suis sûr. S’il arrive quelque chose… faites de votre mieux. Promettez-le-moi. » Geary réprima de nouveau l’envie de vociférer ses objections. Mais briser sa glace intérieure eût été trop difficile et un sens bien enraciné du devoir lui soufflait opiniâtrement qu’il ne pouvait décliner la requête de l’amiral Bloch.