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À cet instant, notre auxiliaire saura que l’occupant de la cabine 14 est bien celui qui nous intéresse. Elle appuiera sur un bouton. Béru qui se tient à l’affût derrière le guichet des recommandés, se lancera alors aux trousses du gars désigné. Quand il sortira du bureau de poste, il sera lui-même filé par Pinaud et Mathias, embusqués dans l’une de nos camionnettes stationnée dans la contre-allée. (Et, à titre exceptionnel, dispensée du disque bleu.)

Je quitte la cabine le plus naturellement du monde. Je vous parierais un empire romain contre un empire sur moi-même que mes tourmenteurs ont des yeux dans les parages. Je sens sur moi d’accablants regards ; mais je m’abstiens de bigler les azimuts pour ne pas éveiller les soupçons.

D’après le plan que j’ai ourdi, comme disait un ourdisseur que j’ai bien connu, je dois me rendre non loin de là, rue Pierre-Charron, chez un producteur de films de mes relations. Il y a le téléphone dans la camionnette occupée par Pinuche et Mathias. Dès que le coup sera engrené, ils me tuberont au numéro de mon copain le cultivateur de navets.

Je m’annonce chez icelui, le cœur battant un chouïa la breloque. Je suis accueilli à cœur ouvert par une standardiste aussi blonde que la teinture Oréal permet de l’être à une brune de naissance.

Elle me dit que je peux bivouaquer dans le bureau de mon pote, celui-là étant à une starlett’ party.

Je me carre dans un fauteuil profond comme une pensée de Paul Valéry et j’attends à promiscuité du bigophone le bon vouloir de celui-ci.

Pour tromper le temps, je ligote les affiches tapissant les murs of the burlingue. C’est fou ce qu’il a pu produire comme chefs-d’œuvre, mon copain. Pas étonnant qu’on lui ait télégraphié la Légion d’honneur en port payé. Jugez-en plutôt. Tenez : rien que pour la dernière saison, je note :

Le Mikado se met aux Japonais absents. Film exotique avec la célèbre vedette asiatique Fé-Nou-Pa-Sué.

Si tu n’en veux pas, je la remets dans ma soutane. Un documentaire sur la vie des Chartreux.

La mort parfumée de Marie-Rose. Prix spécial du concierge du Palais du Festival de Cannes.

Et, en préparation, la série tant attendue :

Zaza dans l’autobus.

Zizi dans l’hélicoptère.

Zézé dans le taxi.

Et Zuzu dans le bateau.

Les mains croisées sur l’abdomen, je glisse dans une rêverie nauséeuse. J’ai donné l’ordre à la standardiste de ne sonner que dans le cas express où l’on me réclamerait personnellement. De la sorte pas de déconvenue possible. Quand ça carillonnera, ce sera fatalement Mathias.

Un quart d’heure s’écoule. Je feuillette cette bible édifiante qu’est l’annuaire du Tout Cinéma. Jolie distribution, les gars. Ce qu’on peut découvrir comme tronches oubliées dans ce Bottin, c’est pas croyable. Tout le monde a son avantage, dans des poses étudiées pour. Des à travers la fumée d’une cigarette. Des à contrejour. Des en maillot de bain. Des en soutien-gorge. Des en costume d’époque. Des avec l’air intelligent. Des avec l’air comte. Des debout. Des couchés. Des accroupis. Des souriants. Des en chômage. Des vedettes. Des fines lames. Des épées ! Des épées d’Héraste. Des autrement.

C’est beau, le ciné : ça porte au rêve. Ils sont là, les fortiches de la pellicule (dans les cas graves employez Silvikrine !). Par ordre alphabétique, c’est plus prudent, étiquetés, catalogués, répertoriés, avec leurs principales œuvres et l’adresse de l’imprésario qui leur file, le téméraire, quatre-vingt-dix pour cent de ses revenus. Toute la grande famille de ceux dont on fait tremper la gueule dans des émulsions. Les tarzans pour jeunes filles encéphaliques, les ténébreux qui tordent la bouche comme un qui se rase pour faire mystérieux ; les rondeurs qui ne font marrer que le zig qui les observe dans la glace de leur armoire ; les vieux beaux, pas si beaux et pas si vieux que ça, hélas ; les cocus, bedonnants et calvitiés, qui sont contents parce que leurs bergères emploient Astra ; les traîtres qui ont des yeux jusque derrière la tête, tous les acteurs de la grande comédie humaine.

Je suis tellement accaparé par cette revue de détail que je suis distrait de mon angoisse. Mais le vrombissement discret du bigophone remet tout en question.

Vivement je ferme l’album de famille de mon copain et je dis allô ! La provisoirement blonde standardiste m’informe qu’on me demande sur la deuxième. J’appuie sur un bouton portant le numéro 2, ce qui me met instantanément en communication avec le gars Mathias.

Il semble frémissant.

— Patron ? fait-il, oubliant pour une fois de m’appeler monsieur le commissaire.

— Alors ?

— Ça y est, c’est parti. Un mec est venu relever le compteur.

Je biche, les gars ! Je biche. On va peut-être commencer d’y voir clair.

— Raconte ! mugis-je, ayant été élevé au lait de vache.

— C’est un petit type brun, genre douteux. Polo noir, complet bleu, chapeau de feutre marron, vous voyez le genre.

— Que fait-il ?

— Il descend les Champs-Élysées. Béru lui file le train. Pinaud file Béru. Moi je file tout le monde avec la carriole, à bonne distance, en restant sur la contre-allée, car j’ai peur qu’il prenne une auto ou un bahut et que le Gros soit marron ; le petit ballet, quoi !

— Bravo.

— Vous restez où vous êtes ?

— Non, je vais essayer de vous rejoindre en douce. Au cas où je ne vous trouverais pas, téléphone ta position au bureau de temps à autre, vu ?

— Vu.

Je me catapulte comme un dingue hors de cet antre où s’élaborèrent tant d’œuvres délicates qui firent beaucoup pour le prestige de la France. La standardiste provisoirement blonde veut tailler une bavette, mais mon rush lui indique clairement que je ne me trouve pas dans l’état d’esprit adéquat pour discuter les mérites du suspensoir atomique à fourche télescopique.

Heureusement, ma bagnole est remisée pile devant la lourde de l’immeuble et elle est orientée dans le bon sens. Je fais un démarrage foudroyant et traverse au feu rouge, ce qui déclenche un gardien de la paix. Le digne représentant de la loi se croit obligé de donner un récital de sifflet à roulette qui se perd dans le brouhaha de la circulation.

Me voici sur les Champ’s. Je les dévale à une vitesse légèrement supérieure à celle du son. J’atteins le Rond-point sans avoir aperçu la camionnette des Services.

Parvenu à ce point d’intersection, j’hésite. Faut-il virer à gauche ? À droite ? Ou poursuivre tout droit vers la Concorde ?

Complètement paumé, le gars San-A. C’est du commissaire pour Comices agricoles, ça, madame. Ça fait du gâtisme précoce ! C’est juste bon à déchirer des tickets à l’entrée d’un parking…

J’ai beau me détroncher, je ne vois rien. Je vous parie un cas de force majeure contre un mineur majeur que l’homme à l’enveloppe a sauté dans une quelconque Bozon-Berduraz décapotable et a semé du poivre à mes aminches.

Déconfit, je rallie la grande cabane pour attendre des nouvelles de Mathias. Je grimpe directo à mon bureau et, les pieds sur une chaise, j’attends de nouveau la suite des événements. Je n’ai pas l’habitude de me cantonner dans les emplois passifs et ça me chanstique le moral.

Heureusement que le brave Mathias connaît son turf. Il me tube juste à l’instant précis où j’ai fini de me ronger l’ongle du pouce gauche et où je m’apprête à attaquer l’index.

— Commissaire ?

— Je t’écoute.

— Il a pris une voiture et il roule en direction de la porte d’Italie.