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San-Antonio

J’ai bien l’honneur… de vous buter

À Émile Favre qui, lui aussi, aime les papillons.

S.-A.

Première partie

CHAPITRE PREMIER

Ça me rappelle un enterrement que j’ai beaucoup aimé

Le bourdon que je trimballe depuis quelques jours est si monumental que vous auriez envie de m’acheter une voiture à bras pour me faciliter le transport.

Félicie, ma brave femme de mère, prétend que ça vient du foie, mais je sais bien que mon alambic intime n’est pour rien dans cette charmante, autant que romantique mélancolie. En réalité le temps me dure d’une souris qui m’avait filé un rambour et qui m’a laissé poireauter devant le Bazar de l’Hôtel de Ville pendant deux plombes, montre en pogne ! Sans radiner, of course !

J’ai pas l’habitude de me cailler le sang pour une pétroleuse, mais cette mousmé-là me trotte sous le derme comme une démangeaison et je donnerais bien une session de l’ONU pour pouvoir passer une petite heure de soixante broquilles avec sa pomme.

Elle avait tout ce qu’il faut pour faire oublier le système fiscal à l’humanité souffrante : des roberts bien remontés, et un contre-poids à bascule à faire rêver un général de brigade.

La flotte tambourine sur les vitres de ma carrée. Voilà un mois qu’il flotte comme une vache qui pleure. Le turf moule un peu, rien d’intéressant à maquiller. Les truands sont partis à la cambrousse, probable… À moins que ça ne soit sur la Riviera italoche.

Je bouquine des romans policiers pour passer le temps et oublier ma déconvenue, mais les auteurs de romans sont tous des lavedus qui ne connaissent rien aux choses de la flicaille. Moi, leurs enquêteurs à costards rutilants et aux déductions montées sur roulement à billes me font gondoler.

Félicie entre dans la pièce, furtive comme la bonté d’un producteur de films.

— Une voiture vient de s’arrêter devant la porte, dit-elle.

— C’est un représentant, fais-je, bien certain que pas un être vivant ne se soucierait de me rendre visite par un temps pareil.

Elle va à la croisée et regarde dans le jardin où la pluie tombe serré et dru.

— Non, murmure Félicie, c’est ton chef.

Je bondis.

— Tu dis ?

— Regarde.

Je passe un coup de saveur par la croisée et j’aperçois effectivement la haute silhouette du Vieux sous la baille.

— Va vite lui ouvrir, M’man.

Le grand patron accroche son imper nettement spongieux à la patère de l’entrée, puis, de son fin mouchoir de soie, il essuie sa rotonde. Enfin, il me présente une main racée qu’on a envie de déposer sur un coussinet de velours et d’exposer au Louvre.

Je serre l’objet avec prudence.

— Entrez, patron, quelle bonne nouvelle ?

Il pose son soubassement sur une chaise cannée.

— On ne se voit jamais pour de bonnes nouvelles, San-Antonio, objecte-t-il d’une voix de basse, bien timbrée.

— C’est juste, dis-je. Vous boirez bien un coup de whisky, il me reste un biberon de Johnny Walker.

Il secoue la tête.

— Non, merci, je ne bois jamais.

Lentement il sort un journal de sa poche.

Ce canard n’est autre que France-Soir, édition d’hier…

— Vous l’avez lu ? me demande-t-il.

— Oui, dis-je, c’est un Hollandais qui a gagné l’étape…

Il ne sourit pas.

— Sans doute, admet-il, mais avez-vous parcouru les petites annonces ?

— Le marché de l’auto seulement, je voudrais changer ma vieille traction contre un bahut plus up to date

— Vous n’avez pas regardé les offres d’emploi ?

— Oh ! chef, je ne veux pas vous quitter…

— Elles sont pourtant intéressantes, parfois, dit-il.

Et son index manucuré me désigne le canard à un point précis.

Je lis : « Dame seule, habitant Angleterre, cherche chauffeur français ne parlant pas l’anglais, écrire 1428 au journal. »

Je fronce les sourcils.

— Qu’en pensez-vous ? demande le Vieux.

— Le côté « chauffeur français ne parlant pas l’anglais » me paraît bizarre…

— À moi aussi. Incidemment, quelqu’un de mon entourage m’a montré l’annonce. J’ai téléphoné au journal pour savoir le nom du client, ou plutôt de la cliente qui la faisait publier, il s’agit d’Elia Filesco, vous connaissez ?

Je secoue la tête.

— Pas cet honneur…

— Filesco est une Roumaine, une cantatrice plus ou moins ratée qui a épousé un vieux lord anglais voici quelque vingt ans. Le lord est mort depuis belle lurette et sa femme s’est donnée à son sport favori…

— L’équitation ?

— Non, l’espionnage.

— Vraiment ?

— Oui, elle a été compromise, ou presque, dans plusieurs affaires sérieuses depuis la dernière guerre. Elle s’en est tirée grâce à de puissantes relations, mais l’I.S. a l’œil sur elle… Elle le sait, aussi est-elle extrêmement méfiante. Récemment elle s’est cassé un poignet, ce qui l’empêche de conduire. Elle embauche donc un chauffeur, mais comme elle craint une ruse de l’Intelligence Service, elle veut employer un étranger qui ignore l’anglais, ceci afin d’être tranquille. Elle a donc fait passer cette annonce dans France-Soir. Je me suis mis en rapport avec Londres. Ils m’ont complimenté d’avoir levé ce lièvre et ils me demandent de fournir moi-même son chauffeur à la Filesco… J’ai pensé à vous, vous réunissez les trois conditions requises : vous savez conduire, vous êtes Français et vous ne parlez pas l’anglais.

Je cligne de l’œil.

— Compris, mais comment serai-je engagé ?

— J’ai arrangé ça avec France-Soir. À la publicité, on me garde toutes les lettres arrivant pour le 1428. Je les remplacerai par quelques lettres de postulants vraiment inintéressants et… par la vôtre… Vous aurez donc toutes les chances.

— O.K.

— Vous avez de quoi écrire ?

— Bien sûr !

Je m’empare du nécessaire et j’attends la décision du Vieux. Il a le crâne pelé comme le Sahara, mais pour ce qui est de l’intérieur, croyez-moi, c’est complet.

— Vous y êtes ? questionne-t-il.

— Et comment !

— Bon…

Madame

Ayant pris connaissance de votre annonce parue hier dans France-Soir, j’ai l’honneur de poser ma candidature à la place de chauffeur que vous proposez. Par exemple, je crains que le journal n’ait fait une erreur en demandant un chauffeur ne parlant pas l’anglais, n’est-ce pas plutôt le contraire qu’il fallait lire ? Car, en ce qui me concerne, hélas ! je ne parle pas l’anglais.

Dans le cas où l’annonce serait exacte, je tiens à votre disposition toutes références souhaitables. J’ajoute que je suis célibataire, n’étant pas marié…

Le chef s’interrompt.

— Un pléonasme fait bien dans le tableau, dit-il.

« Terminez par une formule passe-partout… Signez : Georges Rouquet, 114, rue de Vaugirard, Paris. Si ça marche, vous aurez des papiers à ce nom.

Je voudrais que vous l’entendiez dicter. Ce mec-là, croyez-moi, il est peut-être incapable de réussir les œufs à la coque, mais pour ce qui est d’organiser un coup fourré, téléphonez-lui et vous serez bien servi.

Lorsque j’ai rédigé l’enveloppe, il rafle le blaud, l’enfouille et se lève.

— J’espère que cette brave dame prendra, comme l’on dit, votre demande en considération, déclare-t-il. L’I.S. aimerait beaucoup voir un gars de votre trempe auprès d’elle. C’est le genre de femme qu’il fait bon surveiller.

Il me tend sa main précieuse et se fait la valise.

Je le regarde partir sous la flotte.

Drôle de bonhomme…