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J’inventorie les placards de l’office et je découvre un petit bidon d’huile de table et une bouteille de rhum entamée. Il y a aussi un sac de farine. Je goûte celle-ci, histoire de voir si elle est moisie, mais non, tout est O.K.

Alors je décide d’épater ma donzelle. Je biche un plat et je prépare une sauce à crêpes tout ce qu’il y a de soi-soi. Tandis qu’elle « lève » suivant les principes rigoureux de Félicie, je confectionne une mayonnaise et j’ai la stupeur de la voir « monter » illico ! Les potes, je crois que je viens de découvrir ma véritable voie. La jaffe c’est mon violon d’Ingres. Le jour où je plaquerai la maison pouleman, j’ouvrirai un petit estanco avec ma vieille ; on mettra à la portée de toutes les bourses le steak au poivre et le lapin moutarde. Et on prendra une petite bonne de la campagne pour faire la plonge et me masser la prostate. Ce sera la belle vie ; celle dont rêvent les barbiquets, les flics et les honnêtes gens !

Je dispose mon poultock sur un plat et je vais dresser un couvert dans la salle à morfille, où le feu de bûches craque allégrement. Une vraie vie de famille, mes enfants ! Il ne me reste plus qu’à cramponner une nana, à la conduire devant un maire et à lui plomber une douzaine de chiards afin d’assurer l’avenir avec les allocations.

Je mets le poulet bien en évidence sur la table ; la mayonnaise à côté de lui.

Ensuite je trotte faire mes crêpes. J’en réussis une demi-douzaine que je laisse au chaud après les avoir arrosées de sucre et de rhum. Il ne me restera plus qu’à les flamber le moment opportun.

Satisfait, je sors pour appeler la greluse. Elle n’est pas dans le secteur. J’appuie comme convenu sur mon avertisseur ; le vent disloque le mugissement caverneux.

Je regarde autour de moi. Soudain, je vois surgir la silhouette rouge d’Elia. Elle descend en cabriolant de la falaise. Mon regard remonte un peu et je découvre une sorte de mât planté sur un rocher. Ce mât, je l’ai vu en arrivant, sans y prêter autrement attention, mais où je tique c’est lorsque j’aperçois un pavillon noir flotter à son extrémité, alors que tout à l’heure il était nu.

Pas de doute, Elia est allée hisser ce pavillon. Un nouveau « pourquoi » s’ajoute à ma collection de questions.

Dans quel but agit-elle de la sorte ? S’agit-il d’un signal ? À qui, en ce cas, est-il destiné ?

Je rentre dans la maison afin de lui cacher ma curiosité. Elle entre, vive, rouge, sentant le vent et la mer.

Cette femme est une beauté. Je ne peux m’empêcher de l’admirer ouvertement.

— J’ai faim ! lance-t-elle presque joyeusement.

Elle se précipite à la table.

— Magnifique ! murmure-t-elle. Décidément, vous êtes un homme précieux.

Son regard est superbe d’impudeur. Je lui file en plein dedans des yeux éloquents, elle ne bronche pas.

— Très précieux, je murmure, et il y aura des crêpes flambées pour le dessert…

Elle s’assied.

— Pourquoi avez-vous mis la bouteille de vin par terre, près de la cheminée ?

— Pour essayer de la faire chambrer. Un bourgogne rouge ne peut pas se boire froid !

— Vive la France ! dit-elle gravement.

— Merci, dis-je.

Elle pique du bout de sa fourchette dans un pilon de poulet. Puis elle se ravise.

— Je n’ai pas envie de manger seule, mettez votre couvert en face du mien.

— Comme il vous plaira, madame…

Je vais à la cuisine chercher de la vaisselle. Lorsque je reviens, elle a empli deux verres de bourgogne.

— Buvons, murmure-t-elle.

Elle saisit un verre et le lève pour me le dédier. Je lui rends sa politesse.

— À votre santé, dit-elle. C’est bien ainsi que l’on dit chez vous ?

— Oui, madame… À votre beauté !

Nous buvons. Je fais la grimace.

— Ce vin n’est pas du vrai bourgogne ! m’exclamé-je. C’est votre conne de cuistode, je parie, qui l’a acheté ?

Elle ne relève pas la défaillance de mon langage.

— En effet.

Elle boit.

— Oui, il a un goût… Eh bien ! ouvrez l’autre bouteille.

J’obéis avec empressement parce que, voyez-vous, s’il y a une chose que j’ai horreur, c’est bien le mauvais pinard. En tirant sur le bouchon, je fais un vœu pour que celui-ci soit potable.

Il l’est.

Nous nous mettons à table sans plus tarder. Le repas est silencieux, car nous avons faim. Et puis le feu de bois est une présence douillette. Grâce à lui et au bourgogne, nous flottons dans une aimable torpeur.

À grand-peine je me lève pour aller chercher les crêpes.

Je les apporte comme si elles étaient en plomb. D’un geste vague j’y mets le feu après les avoir déposées au milieu de la table.

Je regarde les flammes bleues de l’alcool s’élever silencieusement. Au-delà de cette barrière de feu, j’aperçois le visage d’Elia, rosi par la chaleur. Dans ce visage, il y a deux yeux verts, à l’éclat intense, qui me fixent.

Je replie mon coude sur la table, ma tête tombe dessus.

— Excusez-moi, fais-je à grand-peine.

Et je me mets à ronfler.

CHAPITRE VI

La vie est bien compliquée

Je rêve à des tas de trucs ; à des drôles de trucs. Pas la peine de vous les raconter car vous me prendriez pour un lavedu de grande bourre. Tout ce que je peux vous dire, c’est que dans mon rêve, il y a un géant qui brandit un drapeau noir, un Chinois qui fait des piqûres et une souris qui fait voir son dargeot à tout un chacun moyennant la modique somme de cinquante centimes.

Avec des rêves pareils, pas besoin d’acheter la clé des songes, le résultat de tout ce toutim c’est, au réveil, une formidable gueule de bois. J’ai l’impression que mon crâne vient d’héberger une escadrille d’avions qui n’a pu rejoindre sa base. Ça bourdonne dans ma calbombe comme dans une ruche un jour d’élection de reine. Mais en fait de ruche, c’est moi qui ai le bourdon !

Ma clapeuse est paralysée dans mon bec. Pour la décoller, il faudrait un chalumeau à acétylène !

J’ouvre la bouche et une nausée me tord les boyaux. L’escadrille d’avions cède la gâchouse à une armée de forgerons qui se mettent à cogner à tout berzingue contre mes tempes.

— Bon Dieu, me dis-je, j’ai pourtant pas lichetrogné !

Courbé en deux, je vais à la cuisine. La môme Elia n’est pas dans les parages. Je me file la tranche sous le robinet et les forgerons ralentissent un peu leur turbin. Ensuite je bois un grand coup de flotte plus un jus de citron. Ça va nettement mieux.

« Que t’est-il arrivé, hé, ballot ! » demande mon petit lutin.

« Ferme-la, je balbutie, ta voix me donne envie de dégueuler ! »

Il se marre et enchaîne :

« Tu t’es laissé fabriquer, mon grand. On t’a refilé une méchante dose de soporifique dans ton guindale, et tu te l’es farcie nature, comme un peigne-cul. Le mauvais goût du premier vin c’était ça. La môme Elia t’a servi comme un seigneur. Sans méfiance tu as avalé le paysage ; ça t’apprendra à te laisser chavirer par la première souris qui a une paire de nichons convenables. »

« Tu vas la boucler ! » je grogne.

Mon lutin se tait.

Je reviens dans la salle à manger. Il fait grand nuit. Le feu s’est éteint dans la cheminée. Une lampe électrique, posée sur le manteau de ladite cheminée, met dans la pièce une douce lueur verte.

Décidément je commence à revenir à moi !

La table n’est pas desservie. Il reste deux crêpes dans une assiette ; plus moi, ça en fait trois !

Je repère la première bouteille de bourgogne. Je la renifle, le pinard sent bon. Je domine mon écœurement et j’avale une gorgée de vin : il est impec.