— Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron ! Bug Jack Barron !
Il vit Luke qui l’attendait au pied de la passerelle, entouré d’une nuée de sous-ordres. Il portait un badge énorme à chaque revers, et aussi… des lunettes de soleil. Et tous les sous-ordres qui l’accompagnaient portaient des lunettes teintées, des verres demi-teinte…
— Bordel ! grogna Barron entre ses dents en atteignant le pied de la passerelle. Des verres demi-teinte. Le Caucasien Noir[7] ! Ce bâtard d’enculé de la mort !
— Bienvenue dans l’État du Nouveau Mississippi, fit Luke avec un grand sourire à manger de la merde tandis que Barron se tenait nez à nez avec lui sous le feu des caméras.
Il lut ce qui était écrit sur les badges : « Bug Jack Barron » en lettres rouges, motif kinesthopique sur fond bleu (ainsi, voilà d’où provenaient ces fameux badges du Village) au revers gauche, et à droite le contour de visage noir sur blanc portant les lunettes noires, mais cette fois-ci avec la légende : « Le Caucasien Noir. »
— Salopard…
— Du calme, on nous filme, chuchota Luke en fourrant une main dans sa poche et en ressortant… une paire de lunettes noires qu’il passa péremptoirement sur le nez de Barron avant que celui-ci ait pu faire un geste sous le mitraillage incessant des flashes et des caméras. Et la foule, avec un parfait synchronisme, entonna : « Le Cau-ca-sien Noir ! Le Cau-ca-sien Noir ! »
Puis quelqu’un glissa un micro entre les deux hommes, et Barron se sentit forcé de lui rendre son sourire et de grommeler vaguement : « Merci merci de votre accueil. » L’envie le démangeait en réalité de filer à Luke un coup de soulier dans les burnes. Le salaud ! Quelle idée aussi de le prévenir de mon arrivée ! J’aurais dû débarquer dans ce bled de cinglés avec une putain de barbouze au menton ! L’histoire va se répandre dans tout le pays, et il n’y a pas une foutue chose que je puisse faire. Des amis comme ça, on se doit de les ménager !
Et voilà que Luke y allait de son speech, le bras toujours passé autour de son épaule :
— Ce n’est pas souvent qu’un Cauc vient nous voir en qui nous pouvons saluer un véritable frère. Le Noir de ce pays n’a pas beaucoup de frères blancs. Mais l’homme que vous voyez ici à mes côtés n’est pas vraiment un homme blanc, bien qu’il soit demi-teinte. C’est l’un des Pères Fondateurs de la Coalition pour la Justice Sociale, et il a payé son tribut aux plus dures heures du Mouvement pour les Droits Civiques. C’est mon ami le plus ancien et le plus cher, celui dont tout le monde en Amérique, blanc ou noir, attend chaque mercredi soir qu’il donne une voix à ceux qui n’ont pas de voix, et un ami à ceux qui n’ont pas d’ami. Un vrai frère spirituel. Il n’est pas noir, mais il n’est pas blanc non plus. C’est un zèbre – noir avec des rayures blanches, ou blanc avec des rayures noires, vous n’avez que l’embarras du choix. Amis mississippiens, je vous présente le Caucasien Noir – Jack Barron !
— Show-business jusqu’au bout des ongles, hein, Lothar ? murmura Barron sotto voce.
Greene lui décocha un coup de pied discret au tibia :
— Allez, conard, tu ne vas pas me laisser en plan ? chuchota-t-il sous les acclamations délirantes de la foule. Quand as-tu eu une intro pareille ? Un bon mouvement, Claude. Ne nous fais pas passer tous les deux pour des idiots. Nous réglerons nos comptes après.
Qu’est-ce que je fais ? se demanda Barron. Je leur dis d’aller se faire voir, de rentrer se coucher avant que ce merdier ne dégénère vraiment… ? Mais il sentit le contact amical et confiant du bras de Luke sur son épaule (tu parles d’un copain… mais je ne peux pas lui planter un couteau dans le dos, même s’il le mérite), se tourna vers la foule, silhouettes blêmes et fantomatiques à travers ses verres fumés, vit les bouches ouvertes qui criaient leur douleur d’être pauvre en pays blanc, vit la foule familière de Meridian Selma cent ghettos misérables du Sud hurlant leur angoisse entouré de petits Blancs hargneux chiens policiers flics matraques aiguillons lances à incendie, revit Luke à côté de lui le regard de Sara dans les rues du danger les marches coude à coude des Bébés Bolcheviques noirs et blancs fraternellement mêlés et tout le cirque, se souvint de ce qu’il ressentait quand il mettait sa vie sur le plateau de la balance chaque fois qu’il ouvrait la bouche et sentit la chaleur humaine qui se dégageait de ce grand Gouverneur en couleurs réelles qui avait son bras autour de son épaule, de la foule épaisse à couper au couteau qui criait son angoisse, qui chantait ses slogans bidons de pauvres paumés noirs toujours les dindons de la farce, roulés, trahis, couillonnés, donnés à manger aux poissons, utilisés par Luke comme par tous les autres pour ses propres desseins fétides… mais merde, ils y croient, eux, ce n’est pas de la rigolade pour ces pauvres couillons, et comment dans ces conditions leur flanquer moi aussi mon soulier dans les roubignolles ?
— Le Cau-ca-sien Noir ! Le Cau-ca-sien Noir !
— Merci… merci beaucoup à tous, fit-il dans le micro qu’une main noire lui tendait sous le menton. (Il entendit le répercutement métallique de sa propre voix, caché par l’écran interface de ses verres fumés, comme au cours d’un enregistrement en direct de Bug Jack Barron.) Je ne sais vraiment pas quoi dire. J’étais loin de m’attendre à une chose pareille (avec un coup de pied sournois en direction du tibia de Luke) et je dois avouer que je ne comprends pas. C’est-à-dire que je ne suis candidat à rien, contrairement à ce que pensent certains qui ont en ce moment leur main sur mon épaule. (Il arbora son plus beau sourire entendu :) Une chose est sûre, cependant, tous ces slogans qui proclament « Jack Barron, le Caucasien Noir », c’est la chose la plus sympathique qu’on ait jamais dite sur moi. Même si ce n’est pas tout à fait vrai, c’est quand même un programme, et pas seulement pour moi mais pour le pays tout entier. Toute la nation devrait s’aligner sur un tel slogan. Caucasiens noirs ou Noirs à la peau blanche, Américains tous ensemble, aucun de nous, qu’il soit blanc ou noir, ne devrait seulement y penser. Telle est l’Amérique que nous voulons, et nous l’aurons lorsque le pays sera assez adulte pour devenir un zèbre. Je regrette de contredire le gouverneur Greene ici présent, mais un zèbre, c’est un animal sans couleur avec des rayures noires et blanches.
— Un vrai chef ! lui murmura Luke au creux de l’oreille tandis que la foule déclenchait un tonnerre d’acclamations. Le vieux Jack Barron est toujours vivant. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Enfant de putain, pensa Barron. J’aurais dû leur dire la vérité. J’aurais dû leur dire comment on les fait marcher, comment tu te sers de moi, Luke, pour les couillonner. Ouais (admit-il avec amertume tandis que la foule trépignait d’enthousiasme agitant panneaux banderoles et badges kinesthopiques, criant son nom devant les caméras de la télévision, lui rappelant malgré lui d’autres foules d’autres temps d’autres lieux Jack et Sara de Berkeley des Bébés Bolcheviques, souvenir du sang pulsant à ses oreilles et du son de sa voix transformé en chair), et comment en même temps tu te sers d’eux pour me couillonner moi aussi.
— Attends-toi au plus beau coup de genou dans les couilles de toute ta carrière, caméras ou pas caméras, si tu ne trouves pas le moyen de me sortir d’ici en vitesse, dit-il crispé, presque conscient (avoue-le donc, Barron, que ça te prend aux tripes) que la menace s’adressait aussi bien à lui.
7
Jeu de mots sur “shades” (lunettes de soleil), et “shade” (homme blanc, “Caucasien”)