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Le passage était désert, le réverbère grinçait sur sa corde, et les ais des masures, les paperasses qui leur servaient de carreaux, tout avait l’aspect moisi, disjoint, effondré, que donne une inondation récente ou le voisinage d’un canal dont les quais sont encore à faire.

Le hardi factotum s’avançait bravement, l’enfant d’une main, un parapluie de l’autre.

À la douzième maison, on s’arrêta.

C’était tout au bout du passage, à l’endroit où il se rétrécit encore pour gagner la rue Marbœuf entre deux hautes murailles. Quelques branches noires et maigres grelottaient au-dessus d’une porte verte déteinte.

Une certaine propreté annonçait le voisinage de l’aristocratique institution, et les écailles d’huîtres, les vaisselles cassées, les vieilles boîtes à sardines défoncées et vides étaient soigneusement écartées du portail vert, massif, solide et défiant comme s’il eût donné accès dans une prison ou un couvent.

Le grand silence qui, du dehors, semblait rendre plus vastes les bâtiments et les jardins du gymnase, fut traversé soudain par le vigoureux coup de cloche de mademoiselle Constant.

Jack en eut froid au cœur, de ce coup de cloche; et, dans le jardin, les moineaux groupés sur un seul arbre avec cet instinct de l’association qui leur vient en hiver quand la graine est rare, s’envolèrent tout effarés sur le revers du toit voisin.

Personne ne vint ouvrir, cependant; mais on entendit chuchoter derrière les lourds battants; et au petit guichet grillé, découvert dans l’épaisseur de la porte, une face noire s’étala, lèvres lippues, gros yeux étonnés, sourire silencieux.

– Le gymnase Moronval!… demanda l’imposant factotum de madame de Barancy.

La tête crépue avait fait place à un type différent, mandchou ou tartare, avec des petits yeux bridés, des pommettes fortes, un crâne étroit et pointu. Ensuite un métis, couleur café au lait, vint à son tour, curieux et souriant; mais la porte restait close, et mademoiselle Constant commençait à s’impatienter, quand une voix suraiguë cria du lointain: «Voulez-vous bien ouvi, tas de macaques!…»

Aussitôt les chuchotements redoublèrent, bizarres, accentués. Il y eut des tours de clef précipités dans toutes les rouilles de la serrure, puis des jurons, des coups, une bousculade terrible; et la porte s’étant enfin ouverte, Jack vit des dos de collégiens qui fuyaient dans tous les sens aussi épouvantés que les moineaux de tout à l’heure.

Il ne restait plus à l’entrée qu’un grand mulâtre maigre, dont la cravate blanche enroulée plusieurs fois autour de son cou pelé faisait paraître la figure encore plus noire et plus terreuse.

M. Moronval pria mademoiselle Constant de vouloir bien entrer, lui offrit son bras, et l’on traversa un jardin assez grand, mais dont les allées défoncées, les bordures détruites s’attristaient encore de la teinte uniforme et sombre de l’hiver.

Plusieurs corps de logis, dispersés, bizarres de formes, s’espaçaient au milieu de pelouses défuntes. Le gymnase était, paraît-il, une ancienne photographie hippique, aménagée par M. Moronval en maison d’éducation. Il y avait, entre autre, une grande rotonde vitrée, sablée, qui servait aux élèves de salle de récréation, et dont les carreaux, disposés comme ceux d’une serre, en partie cassés ou fêlés, étaient traversés d’innombrables bandes de papier.

Dans une allée, on rencontra un petit nègre en gilet rouge, armé d’un grand balai et d’un seau à charbon. Il s’effaça timidement, respectueusement devant M. Moronval, qui lui dit très vite en passant:

– Feu au salon!

Le nègre eut l’air aussi effaré, aussi stupéfié, que si on venait de lui annoncer que le feu avait pris au salon, tandis qu’on lui commandait simplement d’en allumer bien vite.

Et ce n’était pas là un ordre inutile.

Rien de plus froid que ce grand parloir dont le carreau déteint et passé à la cire vous donnait l’impression d’un lac gelé et glissant. Les meubles eux-mêmes paraissaient se préserver de cette température polaire, empaquetés dans de vieilles housses à peu près faites pour eux, et où ils s’enveloppaient tant bien que mal comme des malades d’hôpital dans leurs robes de chambre d’uniforme.

Mais mademoiselle Constant ne voyait ni le délabrement des murs, ni la nudité de ce grand salon qui ressemblait à un couloir en partie vitré, la photographie hippique ayant laissé, de son passage dans ces bâtiments disparates, une abondance de lumière froide dont on se serait bien privé.

La femme de chambre était tout au plaisir de faire la dame, de se donner de l’importance.

Elle rayonnait, trouvait que les enfants devaient être très bien là, au bon air, comme à la campagne.

– Tout à fait comme à la campagne…, répondait Moronval en se dandinant.

Il y eut un moment de trouble, d’installation, comme il arrive dans les logis pauvres où les visiteurs ont toujours l’air d’effaroucher une masse d’atomes invisibles.

Le négrillon apprêtait le feu. M. Moronval cherchait un tabouret pour la noble étrangère. Enfin madame Moronval, née Decostère, que l’on était allé prévenir, fit son entrée avec un salut prétentieux. Cette petite, très petite femme, à longue tête blafarde, tout en front et en menton, devait être vaguement contrefaite. Elle se présentait toujours de face, très droite, sans perdre un pouce de sa petite taille, comme pour dissimuler ce je ne sais quoi de trop qu’elle se savait entre les épaules. Du reste fort aimable, empressée et digne.

Elle appela l’enfant près d’elle, caressa ses grands cheveux, trouva ses yeux fort beaux.

– Les yeux de sa mère…, ajouta effrontément Moronval en regardant mademoiselle Constant.

Celle-ci ne se pressait pas trop de réclamer; mais Jack, révolté, s’écria avec des larmes dans la voix:

– Ce n’est pas maman… c’est ma bonne.

Sur quoi, madame Moronval, née Decostère, un peu honteuse de la familiarité, prit une attitude réservée qui aurait pu nuire aux intérêts de l’institution. Heureusement que son mari redoubla d’amabilités, comprenant qu’une domestique chargée de conduire elle-même l’enfant de ses maîtres en pension devait avoir dans la maison une certaine importance.

Mademoiselle Constant le lui prouva bien. Elle parla de très haut et d’un ton péremptoire, ne cacha pas que le choix d’un pensionnat avait été laissé à son entière discrétion, et chaque fois qu’elle prononçait le nom de sa maîtresse, c’était d’un petit air de protection, de commisération qui mettait Jack au désespoir.

On discuta le prix de la pension: trois mille francs par an, sans compter le trousseau. Puis, sitôt ce chiffre posé, le Moronval commença son boniment.

Trois mille francs!… Cela pouvait paraître un chiffre considérable. Si, si, parfaitement, il était le premier à en convenir… Mais le gymnase Moronval ne ressemblait pas aux autres institutions. Ce n’était pas sans raison qu’on lui avait donné à l’allemande ce nom de gymnase, lieu de libre exercice pour l’esprit et le corps. Ici, en même temps qu’on instruisait les élèves, on les initiait à l’existence parisienne.

Ils accompagnaient leur maître au théâtre, dans le monde. Les grandes séances académiques les avaient pour témoins de leurs joutes littéraires. Au lieu d’en faire des brutes pédantes, bardées de grec et de latin, on s’appliquait à développer en eux tous les sentiments humains, à leur apprendre aussi les douceurs de la vie de famille, dont la plupart, comme étrangers, se trouvaient privés depuis longtemps. Malgré cela, l’instruction n’était pas négligée, bien au contraire; les hommes les plus éminents, des savants, des artistes, n’avaient pas craint de s’associer à cette œuvre philanthropique en qualité de professeurs, professeurs de sciences, d’histoire, de musique, de littérature, dont les leçons alternaient chaque jour avec un cours de prononciation française par une méthode nouvelle et infaillible dont madame Moronval-Decostère était l’auteur. De plus, il y avait tous les huit jours une séance publique de lecture expressive à haute voix, à laquelle étaient conviés les parents ou correspondants des élèves et où ils pouvaient se convaincre de l’excellence du système Moronval.