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— La grosse panique. Il est tout pâle. Il sucre comme un tamis à moteur.

— Du calme, monsieur Badinguais. Vous ne risquez rien…

Je sors ma plaque de Royco.

— Commissaire San-Antonio.

Il se jette dessus comme un naufragé sur Géori Boué.

La pétrit.

L’examine avec ses lunettes.

Sans ses lunettes.

A la loupe.

Au binocle.

A la jumelle marine.

Au microscope.

Au périscope.

Aux rayons X.

Par transparence.

Et me la rend d’une main qui a cessé d’écrire douze mille « Z » à la minute.

— Ah bon, bien, oui, c’est ça, d’accord, je préfère, j’aime mieux. Policiers. Vous êtes policiers. Très bonne chose. J’aime la police. Il en faut. Y en a pas suffisamment. C’est la force d’une nation. Son sang. Sa gloire. Son orgueil. Je vous remercie d’être policiers, c’est trop aimable. Continuez ! Le regret de ma vie, c’est de l’avoir pas été. J’avais des dons. Le feu sacré. Pendant l’occupation je faisais un peu de police en dehors de mes heures de bureau. Merveilleuse époque. Je dénonçais les juifs, les résistants, ceux qui écoutaient la radio anglaise. Ensuite, j’ai dénoncé les collabos. Les profiteurs, ceux qui avaient dénoncé les juifs ! Une vocation, je vous dis. Tout petit en classe, je caftais. On m’avait surnommé Judas, ça veut tout dire, non ? Policiers ! Comme vous avez de la chance. Comme vous devez être fiers de vous. Vous êtes beaux. Nobles. Souverains. Puissants. Policiers, quoi !

Des larmes coulent sur son beau visage de reliquat humain déshumanisé. Un instant, on lui a filé la grande trouillance de sa vie. Il en a eu des sueurs froides, des suaires froids. Alors, maintenant que le voilà rassuré, il jubile, tu penses. Encore un sursis ! Bon à prendre, non ? L’existence, c’est essayer d’obtenir du rabe, encore du rabe, toujours du rabe. Tu l’as dans le recteur en bout de course, d’accord, seulement le jeu consiste à ce que ça soit le plus tard possible. Faire reporter la traite, encore, encore, encore ! N’importe les intérêts de retard. Brave Badinguais, qui ne se fatigue pas de sa précarité… Il aime bien sa petite respiration asthmatique, sa prostate, ses varices, sa merdoche en plaques, ses burnes creuses, ses absences de mémoire, les pouilleries reliqueuses de son appartement.

— Pourquoi avez-vous eu si peur de nous, tout à coup ? demandé-je cordialement.

— La crainte m’est venue que vous ne soyez pas des journalistes…

— Qui donc avez-vous redoutassé que nous fussions ? demande Qui-vous-savez.

— Les gens d’hier…

— C’est-à-dire, monsieur Badinguais ?

— Ceux qui ont fait peur à notre cher Duplessis.

Je lui vote un sourire majoritaire au premier tour.

— Vous devriez nous raconter cette histoire en détail…

— Il vaut mieux la demander au cardinal, moi je n’en connais que ce qu’il m’en a dit.

Bérurier se déléthargise. Vous le verriez s’étirer : Brutus quand il a eu fini de poser pour Belfort.

Il bâille comme avant le générique de la Métro (tiens, elle est de circonstance, celle-là) et murmure en désignant le vieillard :

— On l’affranchit ou on le laisse encore croire que les bébés naissent dans les choux ?

Il serait temps, en effet, d’allumer la mèche du bonhomme.

— Vous ne lisez pas les journaux, monsieur Badinguais ?

— Ceux de l’avant-veille seulement. Mme Verduraz, ma voisine, me les passe gentiment. Elle les lit d’abord. Le lendemain, elle les porte à sa maman, et le surlendemain me les communique avant de les monter à la vieille infirme du sixième.

Je suppose qu’à ce train-là, il existe des gens dans le quartier qui ignorent encore la déclaration de guerre du septembre 1939.

Bérurier aime enfoncer les épées, en fougueux bretteur que l’immobilisme perturbe.

— Conclusion, déclare-t-il, si on serait pas venus, c’est demain seulement que vous eussiez appris l’assassinat de Tonin Duplessis !

Le résultat manque d’être concluant : le vieux tourne de l’œil et part en sirop.

— T’es complètement louf ! protesté-je. Deux émotions fortes coup sur coup, ça peut le tuer.

— Files-y de la flotte sur la terrine, recommande mon aminche, moi je vas essayer de dégauchir un petit vulnérable à c’te pauv’ loque.

Et d’inventorier le buffet branlant de la cuisine. Béru farfouille prestement, casse deux assiettes, renverse un moutardier et finit par produire une bouteille mélancolique dont il renifle le contenu.

Encouragé par les senteurs, il goulote.

— Fameux, déclare-t-il. Ça m’a l’air davantage d’un apéritif que d’un digestif, mais l’essentiel c’est que ça soye alcoolisé, hein ?

Il s’en enfile deux splendides rasades taillées dans la masse, puis, altruiste en diable, cale l’orifice du flacon entre les « molaires de devant » de l’évanoui. L’effet ne se fait pas attendre. Le dabuche suffoque, tousse et soulève ses paupières ciselées.

— Ça va mieux, beau jeune homme ? s’inquiète mon camarade en achevant le contenu de la bouteille.

— C’est effroyable, bégaie Badinguais.

— Qu’est-ce qui est effroyable ?

— Ce que vous m’avez fait boire.

Il mate la bouteille et a un spasme répulsif.

— Mais… mais…

— Elle est pas là, mémé, endigue le Gros. Qu’est-ce y a encore pour votre service ?

— C’est du produit pour les parquets, effare notre hôte en montrant le flacon vide.

Un court moment, l’Eclusier est déconcerté. Puis il hausse les épaules et murmure :

— Ben, mon vieux, y s’mouchent pas du coude, vos parquets !

Un peu colmaté et mis au fait de l’événement par mes soins diligents, le père la Dorure parle. Et voici ce dont il nous raconte :

Hier matin, à l’heure où il se préparait son œuf-coque de l’aube, on a sonné à sa porte.

Ce n’était pas Grouchy.

Ce n’était pas non plus Blücher mais bien, tu l’as deviné, pauvre nouille, le cardinal-contrôleur.

— Il semblait terrorisé, déclare le vieil amoureux de la police. N’arrivait pas à reprendre son souffle. « Des gens me suivent qui me veulent du mal, m’a-t-il dit. Je passais devant chez vous. J’ai eu l’idée de monter. Vous allez me rendre un service. Gardez-moi ceci, je passerai le chercher un peu plus tard. » Moi, évidemment, je lui ai proposé d’appeler la police. Il a refusé. « Non, non, peut-être que je me fais des idées après tout. » Il est reparti… Il semblait ragaillardi.

— Que vous a-t-il donné à garder, monsieur Badinguais ?

Le pauvre solitaire dont les quatre-vingts printemps se sont mués en quatre-vingts hivers, trottine-menu jusqu’à sa commode (dont il a le culte, comme je n’aurai garde d’oublier). Il ouvre le tiroir du haut (ou du bas, moi, qu’est-ce ça peut bien me foutre, tu te rends compte ?) de ladite pratique, si pratique qu’elle en est commode, tiens, donc comme me répétait au siècle dernier un vieux Martien. Bon, tu me suis malgré que j’embrouille du paragraphe ? Et il puise un machin dans le chose à couvercle qu’est à gauche (ou à droite si tu préfères, je te laisse le choix).

Me le rapporte.

Béru arrondit ses lèvres qui ressemblent à deux gants de boxe posés l’un sur l’autre.

Il siffle.

Il peut !

Y a de quoi !

Ce que le very old sieur Badinguais nous présente, tu te doutes le quoi qu’il s’agit ?

Bravo : t’as gagné. Oui, mon emplâtre : c’est bien l’anneau épiscopal de feu Duplessis.

Ses éclats violets éclaboussent l’humble logis. Dans son cadre noir (il fut un temps, j’eusse ajouté « de Saumur », mais je m’édulcore), l’impératrice Eugénie ouvre de grands yeux fascinés. Les gonzesses, tu vois le topo ? Un caillou dans le secteur et elles illuminent. Reine ou pétasse (d’ailleurs l’un n’empêche pas l’autre), grand-mère ou petite-fille : ça miroite et elles accourent. Moi, je crois que c’est une faiblesse de la rétine qui les pousses, et toi ? Aussi, le besoin de s’affubler. Elles luttent entre deux tendances : se foutre à poil ou au contraire se chamarrer l’oigne. Dior et Cartier, sinon c’est mon cul nu sur le sable chaud. Le décarpillage, ça relève de l’instinct profond. La bébête pas sortie de ses cavernes. L’autre versant du personnage tend à enjalouser les copines. Et bouge pas, Dunœud, t’as pas encore vu le plus bath ! Tu veux que je te fasse une confidence martienne ? Où ça va caracoler des meules chez ces demoidames c’est dans pas longtemps, avec l’insémination artificielle et la banque du sperme. Rougis pas : y en a plein les journaux de famille. La semence en conserve, façon tante Laure. Tu peux t’emmagasiner le séminal pour en prévision (en provision) des mauvais jours. Des fois qu’on te cueille les pruneaux, ou bien que tu rabougrises du kangourou. Pas de panique. Nonagénaire, tu lèves un tendron et tu lui fais un chiare sans problème. « Bouge pas, chérie, j’ai sur le rayon du haut une petite cuvée 72 que tu m’en diras des nouvelles. Vise ma photo de l’époque, moustique. J’étais demi de mêlée, ou jeune premier de mélo, en ce temps-là. »