— Il y a des barreaux... Comment ferez-vous ?
— Vous ne pensiez pas que nous allions passer par là ? souffla le Breton goguenard. Il y a une porte de l’autre côté du mur et, en sautant dessus de là-haut, on aplatira la sentinelle tout net !
Vivement, les grappins furent attachés. Les marins s’écartèrent, tirant Marianne et Jolival en arrière. Jean Ledru et Thomas prirent un peu de distance puis, bien plantés sur leurs jambes écartées, commencèrent à balancer les grappins d’un mouvement identique.
Ils allaient les lancer quand, soudain, Jean laissa mollir le sien et fit signe à Thomas d’en faire autant. Il y avait du bruit, là-haut. On entendit un bruit de course, puis des lumières apparurent qui se mirent à voyager d’une fenêtre à l’autre. Et tout à coup, si proche que Marianne eut l’impression que le mur explosait, un coup de canon éclata, suivi d’un second, puis d’un troisième...
Sans plus de souci d’être entendu, Jean Ledru jura superbement et ramassa ses engins.
— Il y a eu une évasion ! Le bagne va être fouillé, puis la ville. Ensuite ce sera la campagne et la côte ! Au bateau, vous autres, et à fond de train...
Le cri de Marianne lui fit écho.
— Mais ce n’est pas possible ! Nous ne pouvons pas partir... abandonner Jason !...
Les hommes, déjà, s’égaillaient et prenaient leur course vers les ruelles sombres du vieux quartier. Vivement, Jean saisit le bras de Marianne et sans rien vouloir écouter l’entraîna d’une poigne irrésistible.
— C’est raté pour le moment. Rien ne servirait d’insister, sinon à nous faire prendre !
Eperdue, elle essayait de résister, se tournant désespérément vers les fenêtres derrière lesquelles on voyait s’agiter des silhouettes. Tout le bagne d’ailleurs s’éveillait. On entendait galoper des pieds chaussés de souliers à clous ou de galoches, claquer les chiens des fusils que l’on armait. Quelqu’un s’était pendu à la cloche et sonnait comme un forcené, déversant, sur le port en fête, le grondement sinistre du tocsin.
Entraînée d’un côté par Ledru, de l’autre par Jolival, Marianne avait bien été obligée de courir elle aussi, mais son cœur cognait, à lui faire mal, dans sa poitrine et ses pieds butaient douloureusement sur les galets glissants. Ses yeux noyés cherchaient le ciel et elle étouffa un gémissement. Le ciel s’était couvert et il n’y avait plus d’étoiles !
— Plus vite ! grognait Ledru, plus vite ! On peut encore nous voir.
Les rues noires de Keravel les engloutirent et, une fois dans leur ombre, Arcadius s’arrêta, retenant Marianne et obligeant le jeune homme à en faire autant.
— Qu’est-ce qui vous prend ? aboya celui-ci. Nous ne sommes pas arrivés !
— Non ! fit calmement le vicomte. Mais voulez-vous me dire ce que nous risquons maintenant ? Il n’est pas écrit sur notre figure que nous avions l’intention de faire évader un forçat. Sommes-nous donc moins semblables qu’à l’aller à de bonnes gens allant en veillée ?
Ledru se calma instantanément. Il ôta son bonnet de laine et passa ses doigts écartés dans ses cheveux humides de sueur :
— Vous avez raison. Ces coups de canon m’ont rendu fou, je crois bien... et il vaut même bien mieux rentrer tranquillement. C’est fichu pour ce soir... Je suis désolé, Marianne ! ajouta-t-il voyant la jeune femme, haletante, se mettre à pleurer sur l’épaule de Jolival. Nous aurons peut-être plus de chance une autre fois...
— Une autre fois ? Il sera mort avant, ils me l’auront tué !...
— Ne pensez pas cela ! Tout ira peut-être mieux que vous ne l’imaginiez. Et ce n’est de la faute à personne si un failli-chien a eu la même idée que nous et a mis à profit la nuit de Noël pour jouer la fille de l’air.
Il essayait, gauchement, de la consoler, mais Marianne ne voulait pas être consolée. Elle imaginait Jason sur son grabat d’hôpital, avec ses chaînes sciées, attendant un secours qui ne viendrait pas. Qu’arriverait-il demain quand on verrait les entraves coupées ? L’homme nommé Vidocq pourrait-il quelque chose, seulement, pour lui éviter le pire ?
La petite troupe s’était remise en marche. Jean Ledru allait devant maintenant, les mains dans les poches de son caban, le bonnet sur les yeux et le dos rond, pressé de retrouver les planches de son bateau. Cramponnée à Jolival débordant de pitié, Marianne suivait plus lentement, cherchant fiévreusement un moyen impossible de sauver Jason. Il lui semblait que chaque pas qu’elle faisait, en l’éloignant du bagne, mettait un peu plus d’irréparable entre elle et celui qu’elle aimait... Cachée sous son capuchon, elle pleurait à petits sanglots durs, pénibles comme des boules d’épine.
Parvenu sur le port, Jean courut vers son bateau, non sans jeter un regard inquiet à un gendarme qui, les mains au dos, faisait les cent pas avec l’air de quelqu’un qui attend quelque chose. Doucement Jolival se pencha vers Marianne :
— Il vaut mieux rentrer à Recouvrance, mon petit. Attendez-moi là, je vais chercher les bagages et voir où est passé Gracchus. Il doit avoir suivi les marins.
Elle fit signe qu’elle avait compris et, tandis qu’il se dirigeait vers le bateau, demeura là, les bras pendant le long de son corps, vidée de tout courage comme de toute pensée. Alors, le gendarme qui s’avançait déjà vers Arcadius se précipita vers elle et la saisit par le bras sans paraître se soucier du faible cri de frayeur qu’elle poussa.
— Bon Dieu ! Que faites-vous là à traînasser ? Vous trouvez que nous ne sommes pas suffisamment en danger ? Embarquez, bon sang ! Voilà une demi-heure qu’on vous attend en se rongeant les sangs !
Pour le coup, elle faillit bien s’évanouir de saisissement car, sous le bicorne du gendarme, elle venait de reconnaître Vidocq, Vidocq en personne encore qu’à peu près méconnaissable. Mais une bouffée de colère balaya d’un seul coup son chagrin :
— Vous ? C’est vous l’évadé ? C’est vous que l’on cherche et pendant ce temps-là Jason...
— Mais il est à bord, votre Jason, pauvre idiote ! Allez, ouste, embarquez.
Il la jeta plus qu’il ne la hissa sur le pont où déjà les hommes s’activaient aux manœuvres d’appareillage et tandis qu’elle tombait pratiquement dans les bras de Jolival, il sauta à son tour le plat-bord puis, d’un pas tranquille, alla se poster près du fanal, un pied sur un rouleau de cordages, bien en vue afin que la garde du port pût remarquer son uniforme.
Autour d’eux la ville ne s’agitait pas beaucoup plus à cause de la messe qui venait de sonner. On ne chasserait l’homme qu’après avoir prié Dieu !
Au même instant, une autre silhouette de gendarme se hissa hors de la cambuse, maigre et barbue sous le bicorne, mais dont les yeux riaient dans le visage encore émacié.
— Marianne ! appela-t-il doucement. Viens ! C’est moi...
Elle voulut dire quelque chose, crier sa joie peut-être, mais les alternatives d’espoir, d’angoisse, de terreur, de détresse et de surprise avaient usé sa résistance. Elle trouva tout juste la force de tomber dans les bras du faux gendarme qui, lui, avait peine à se tenir debout mais trouva tout de même assez d’énergie pour la serrer contre lui. Ils demeurèrent une longue minute enlacés sans qu’un seul mot pût franchir leurs gorges serrées, trop émus et trop heureux pour parler. Autour d’eux les voiles claquaient, escaladant les mâts à grande vitesse. Les pieds nus des marins galopaient sans bruit sur le pont. Jean Ledru, à la barre, haussa les épaules et détourna les yeux de ce couple qui semblait oublier la terre.
Mais, de son poste d’observation, Vidocq leur lança :
— Si j’étais vous, j’irais m’asseoir à l’abri du bordage ! Même à des argousins stupides, à des gabelous obtus, ou à des soldats ivres, ça peut paraître drôle, un gendarme qui se lance à la chasse au forçat avec une femme dans les bras !