Выбрать главу

— En quoi est-ce que je ne le respecte pas ?

— En ceci : il y a trois mois à peine on vous donnait encore pour la maîtresse de l’Empereur. Maintenant, on vous donne pour celle d’un cosaque dont la réputation s’est assise bien plus fermement dans les alcôves que sur les champs de bataille !

— Vous n’exagérez pas un peu ? Je vous rappelle que l’Empereur lui-même l’a décoré de sa main, à Wagram, et que Napoléon n’a pas pour habitude de distribuer ses croix au petit bonheur.

— J’admire l’ardeur avec laquelle vous le défendez ! En vérité, quelle plus grande preuve d’amour pourrait-il exiger ?

— D’amour ? Moi, j’aime Tchernytchev ?

— Si vous ne l’aimez pas, vous faites bien semblant. Mais je commence à croire que ce semblant-là vous est familier. Avez-vous également fait « semblant » avec votre mystérieux époux ?

Marianne eut un soupir plein de lassitude.

— Je croyais vous avoir tout dit sur mon mariage ! Faut-il vous répéter que, hors la chapelle où nous avons été unis et où je n’ai vu de lui qu’une main gantée, je n’ai jamais approché le prince Sant’Anna ? Faut-il vous répéter aussi que, si vous aviez reçu à temps certaine lettre, ce n’est pas le prince que j’aurais épousé ?

Cette fois, Jason se mit à rire, mais d’un rire si sec, si dur, qu’il faisait mal, comme fait mal le grincement maladroit de l’archet sur la corde tendue d’un violon.

— Après ce que j’ai vu ici, ce soir, je crois que je vais remercier le Ciel d’avoir permis que cette lettre ne me parvienne pas. J’ai pu, ainsi, sauver Pilar d’un sort immérité et, tout compte fait, je crois qu’il vaut mieux vous laisser, vous, à un sort qui ne semble pas trop vous déplaire et, selon moi, tout à fait mérité quand on considère la facilité avec laquelle vous changez d’amour !

— Jason !

Marianne s’était levée. De pourpre, elle était devenue blanche et, entre ses doigts crispés, les minces branches de l’éventail précieux venaient de se briser avec un petit craquement triste. De toutes ses forces, elle essayait d’empêcher les larmes qui emplissaient son cœur de monter à ses yeux. A aucun prix ne lui montrer qu’il venait de lui faire si mal !... Trop blessée pour comprendre que les mots d’offense n’étaient, après tout, dictés que par une amère... et consolante jalousie ! Elle chercha, un instant, mais en vain, une réplique cinglante, pour rendre coup pour coup, blessure pour blessure, sang pour sang... Mais elle n’en eut pas le temps. Une haute silhouette verte venait de se dresser entre Jason et elle.

Roulant les « r » plus que jamais, et plus que jamais coq de combat, Tchernytchev déclara en s’efforçant visiblement de rester calme :

— Vous venez d’insulter à la fois Son Altesse Sérénissime et moi-même. C’est trop, monsieur, et vous me faites regretter de ne pouvoir vous tuer qu’une fois !

Jason toisa le Russe avec un sourire insolent qui eut le don de porter à son comble la colère de Tchernytchev.

— Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais vous tuer, moi aussi ?

— Certainement pas ! La mort est femme, elle m’obéit.

Jason se mit à rire.

— Compter sur une femme c’est se préparer de cruelles déceptions. Quoi qu’il en soit, monsieur, je ne retire aucune de mes paroles et suis à votre disposition. Mais je ne vous connaissais pas cette intéressante faculté d’écouter aux portes !

— Non, je vous en supplie ! gémit Marianne en se glissant entre les deux hommes. Je vous défends de vous battre pour moi !

Tchernytchev prit la main qu’elle venait instinctivement de mettre sur son bras et y posa un baiser rapide.

— Pour cette fois, madame, vous me permettrez de ne pas vous obéir.

— Et si, moi aussi, je vous en priais, hé ? fit la voix lente de Talleyrand qui était rentré dans la loge sur les talons du Russe. Je n’aime pas que mes amis s’entr’égorgent...

Cette fois, ce fut Jason qui répondit.

— Justement. Vous nous connaissez trop bien l’un et l’autre, prince, pour ne pas savoir que ceci devait venir, tôt ou tard !

— Peut-être, mais j’eusse préféré que ce fût tard ! Venez, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Marianne. Je pense que vous ne souhaitez pas demeurer plus longtemps. Je vais vous mener à votre voiture.

— Voulez-vous m’y attendre un instant ? demanda le Russe. Le temps de régler ceci et je vous rejoins.

Silencieusement, Marianne le laissa disposer sur ses épaules la grande écharpe de velours pourpre qu’elle avait laissée au dossier de sa chaise, posa une main sur le bras du prince de Bénévent et, sans un regard pour l’un ou l’autre des deux adversaires, sortit de la loge. Le rideau, d’ailleurs, se levait sur l’acte suivant et sa sortie s’effectua aussi discrètement que possible.

Mais, tandis qu’elle descendait lentement le grand escalier désert où des valets statufiés veillaient auprès de hautes torchères, Marianne laissa éclater sa colère et son chagrin.

— Que lui ai-je fait ? s’écria-t-elle. Pourquoi Jason me poursuit-il de ce mépris, de cette colère qui ne désarment pas ? Je croyais...

— Il faut être bien vieux ou bien rompu aux plus hautes doctrines philosophiques pour ne pas se laisser emporter par la jalousie. Entre nous, n’est-ce pas un peu ce que vous cherchiez ? Ou alors, quelle diable d’idée avez-vous eue de venir ici seule avec Sacha ?

— C’est vrai, avoua Marianne. Je voulais rendre Jason jaloux... Ce mariage stupide avec cette Pilar l’a tellement changé...

— Et vous a changée vous aussi, à ce qu’il paraît ! Allons, Marianne, cessez donc de vous tourmenter ainsi. Il faut savoir accepter les conséquences de ses actes, hé ? Au surplus, si Tchernytchev sait se battre, il aura un adversaire à sa taille et qui peut lui réserver une surprise désagréable.

Cesser de se tourmenter ! Talleyrand en avait de bonnes ! Une fois seule dans l’obscurité ouatée de sa voiture, Marianne laissa la colère l’envahir. Elle en voulait au monde entier, à Tchernytchev qui, selon elle, s’était mêlé de ce qui ne le regardait pas, à Jason qui l’avait traitée indignement alors qu’elle espérait tant un mot tendre, un regard, la moindre des choses, à tous ces gens qui, certainement, avaient suivi l’altercation avec des yeux avides de scandale et qui allaient en faire des gorges chaudes... et plus encore à elle-même qui, par puérile vanité, avait causé tout ce dommage.

« Je dois être folle, pensa-t-elle tristement, mais aussi je ne savais pas encore que l’amour pouvait faire si mal. — Et si jamais Tchernytchev blesse Jason ou le... »

Elle n’osa même pas penser le mot mais, songeant tout à coup qu’elle était là, à attendre sottement le Russe, alors qu’elle le haïssait de tout son cœur à cet instant, elle se pencha pour ordonner à Gracchus de partir :

— A la maison, Gracchus ! Et vite !

La voiture s’ébranlait quand Tchernytchev surgit de la colonnade du théâtre, bondit sur le marchepied et tomba plus qu’il n’entra dans la voiture.

— Vous partiez sans moi, pourquoi ?

— Parce que je n’ai plus envie de vous voir ce soir. Et je vous prie de descendre. Gracchus, arrête ! cria-t-elle.

A demi agenouillé à ses pieds, Sacha Tchernytchev la regarda, interdit :

— Vous voulez que je descende ? Mais pourquoi ? Vous êtes fâchée ? Pourtant, en provoquant cet insolent qui vous insultait, je n’ai fait que mon devoir.

— Votre devoir ne vous demandait pas de vous mêler d’une conversation privée. J’ai toujours su me défendre seule ! En tout cas, retenez ceci : que Jason Beaufort soit seulement blessé et je ne vous pardonnerai, ni ne vous reverrai de ma vie !