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Tout le monde en est très étonné. Et moi aussi !

« Je vais vous en faire la lecture car c’est assez édifiant… Ah, vous verrez, nous sommes loin des rassurantes pastorales du pâtre Franc Gontier que j’aime tant vous faire étudier. Bergers et bergères faisant contenance de manger noix et cerises… Monsieur François Villon n’a pas écrit cela car il n’est pas l’évêque Philippe de Vitry. Dans son texte mécréant, plane une angoisse alors que la poésie se doit d’être légère et joyeuse », dit le doyen. Et dès lors, il se met à baver ma ballade. Il crache sur ma rose. Il bégaie et prolonge chaque syllabe avec un ricanement de haine concentrée : « Dites-moi où-hou-hou… » Il imite le loup. Il dit cela d’un ton… en fronçant avec un frisson son abdomen proéminent, avec un ton si affreux… Les élèves des premiers rangs, enfoncés dans leur ventre, tournent vers moi leur haleine épaisse et chaude comme celle des vaches. Certains ricanent, d’autres s’étonnent. Quelques-uns s’intéressent. Il y en a un, nommé Tabarie, qui, pouce en l’air, me fait un clin d’œil.

Et tandis que Polonus déroule mon texte pour me faire sombrer sous l’insulte universelle, je repense à Robin Dogis, à ce qu’il a fait de son frère bouilli, à la fille avenante à gros tétins de La Mule qui, pendant l’exécution, nous servit des hypocras…

J’attends que l’autre ait fini. J’étends mes bras, je soupire, j’étends mes jambes… Je sens des choses dans ma tête, oh ! des choses… Des effluves mystérieux secouent mon âme et ma jeune chair.

Martin Polonus a des petites lèvres serrées en cul de poule et tendues en avant comme s’il lançait continuellement des petits baisers à tout un chacun : « Hou, hou ! où sont… » Il s’interrompt et s’adresse à moi : « N’avez-vous jamais entendu parler du Paradis, de l’Enfer, ni même des limbes, monsieur Villon ? Mais où pensiez-vous donc que les morts pouvaient aller ? » dit-il, tenant aussi son pâté. De la lame d’un couteau, il s’en sert un morceau qu’il renifle. Il a l’air de trouver que le pâté pue : « Une odeur de… »

Moi, j’ai les jambes écartées. Il se trouble : « Je constate là-dedans, fait-il en exhibant sa charcuterie puis, se reprenant, tendant ma ballade… dans cette confession impie, un abandon dangereux. » Il se tait, déguste la terrine, fait frissonner de haut en bas son abdomen puis, solennel : « Dites-moi… Jeune homme, avez-vous la foi ? » Je fais l’offusqué :

— Maître Polonus, pourquoi cette parole ? Vos lèvres plaisantent-elles ?

Il pose son couteau, sa terrine, puis en mâchant — cannibale — il vient vers moi : « Depuis quelques semaines, je remarque chez vous un écartement des jambes de plus en plus notoire dans votre tenue à l’étude à la façon d’un… Vous écartez beaucoup vos jambes à l’étude », fait-il en me tournant autour. Puis il met une main sur ma nuque qu’il malaxe et ses yeux deviennent clairs et il veut me faire dire des choses sur cet écartement des jambes à propos duquel je ne saurais que répondre. Il retourne à sa haute écritoire.

Sur son front brille, comme un éclair furtif, son dernier cheveu. Ses yeux émergent de sa graisse. Il me regarde en suçant lentement l’extrémité de son index, tourne quelques feuilles d’un livre manuscrit dont il entame la lecture commentée en levant souvent les yeux vers moi :

— Isidore et Sénèque…

Mais je ne l’écoute plus. Je songe à d’autres vers, je ressens des rimes inconnues qui frissonnent. Et que m’importent à présent, les bruits du monde, les bruits de l’étude.

14

Dans le verger du cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné, le chanoine et le bedeau s’engueulent devant un jeune cerisier :

— Mais pourquoi le taillez-vous en décembre ? C’est au printemps qu’on élague les cerisiers ! s’indigne Gilles, vêtu d’une chape bleue. Et seulement tous les trois ou quatre ans ! Laissez-le pousser, cet arbre…

Mais maître Guillaume, en soutane, n’écoute rien. Alors que dix-huit coups ont déjà sonné aux cloches de la Sorbonne, de sa serpe, il tranche rageusement, depuis plus d’une heure, les extrémités des branches au pourtour de l’arbre. Le bedeau s’en offusque :

— Mais comment vous le taillez ? C’est le cœur du cerisier qu’il faut éclaircir pour que le soleil puisse y pénétrer.

— Qu’en savez-vous, Trassecaille ? Que je sache, Toulouse n’est pas la ville des cerises !

Devant tant de mauvaise foi, le bedeau à la bouille attachante lève les yeux au ciel et moi j’arrive, accompagné d’un camarade :

— Maître Guillaume, voici Guy Tabarie. Vous savez, mon ami qui habite chez sa mère aux Célestins… Nous montons dans ma chambre pour réviser l’astronomie. On s’intéresse à tout ce qui luit, accroché dans le ciel.

Le chanoine surpris examine celui qui m’accompagne. Il paraît sage, sa frimousse est coiffée d’une chevelure blonde coupée à la manière d’un gentil page. Maître Guillaume lui trouve un air catholique. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. Le ruban jaune et bleu de sa faluche porte les mêmes couleurs que le mien, ce qui rassure mon tuteur :

— Pourquoi te tiens-tu le ventre, François ? Tu as mal ?

— Non, non, ça va. Ce sont les études…

« Bon, grommelle le chanoine. Alors allez-y et prenez au passage un bocal de confiture de cerises sur la table. » Nous nous éloignons tandis que maître Guillaume demande au bedeau :

— Pensez-vous que je sois trop sévère ? Ce matin, je l’ai traité de scélérat. Regardez, ça l’a rendu malade.

Devant le jeune cerisier en partie saccagé, il ne sait plus que faire de sa serpe : « Bon, vous avez dit au cœur… », soudain s’inquiète : « Trassecaille, n’avez-vous pas entendu un cliquetis sous sa robe ? Comme un bruit d’épée courte dans un fourreau… » Il se retourne, serpe à la main : « Il ne sort pas armé, au moins ?!… »

— Attention, vous allez blesser quelqu’un ! lui fait le bedeau. Et qu’allez-vous encore imaginer ? Calmez-vous à la fin plutôt que de vous angoisser continuellement pour rien.

— Pour rien…

— Mais oui, pour rien ! Regardez ça : une heure de retard, vous détruisez un arbre.

Le doux chanoine tend les bras vers une branche cassée qu’il tente de réparer. Avec trois doigts de chaque main, il soulève le bout qui pend, auriculaires et annulaires repliés et crispés dans les paumes.

— Ça ne s’arrange pas, vos doigts, soupire le bedeau. D’abord un et puis deux…

15

— 3, 4, 5, 6… 17, 18, 19, plus celle-là !…

Guy Tabarie est sidéré devant la plaque de tôle jaune et bleue avec ses chaînes que je sors, de contre mon ventre, sous ma robe d’écolier. Cet élève, qui subit aussi les cours de Polonus, n’en revient pas :

— Si le doyen savait ça ! Tu as volé l’enseigne du collège de Navarre ?

— Oui ! Et l’autre soir aussi celles des facultés de la rue du Fouarre. Regarde ça : Le Cheval Rouge, Le Puits de Chartres, Le Petit Écu et L’Aigle d’Or.