Toutes les enseignes conquises à la ville sont là, dans le coffre à linge près de mon lit. Tabarie et moi, les contemplons les unes après les autres comme on feuillette les pages d’un gros livre métallique. J’aime les peintures idiotes, les dessus de porte, les décors, les toiles de saltimbanques, les enluminures, les contes de fées, les refrains niais… et les enseignes des commerçants. Je leur trouve un charme spécial, naïf et roublard.
Les enseignes des tavernes sont pittoresques et baroques, ornées de dessins cocasses : La Truie qui file, Le Chat qui pelote, Le Lapin qui saute…
Même les maisons particulières ont leur enseigne. La Porte Rouge indique la maison dont la porte est rouge.
Celles des échoppes, sans écriture, doivent être comprises par les illettrés. Elles ont des formes d’objets qui présentent aux passants le travail fait par l’artisan : La Chaise, La Cuiller, Le Plat d’Étain… Une clé pour le serrurier, un clou pour celui qui en fabrique, une queue de renard pour le fourreur…
— Et toi, Guy, tu as volé quoi ? Quel est ton butin ?
Il sort, de sous sa robe grise, une plaque martelée sur laquelle on peut lire : Le Trou Margot. Le « o » de « Trou » est un trou dans la tôle qui m’étonne :
— Où est-ce que t’as décroché ça ? Qu’est-ce qu’on peut vendre là-bas ? Des trous ?
— C’est ça.
— ?!
16
— Bienvenue en notre palais ! Pas eu trop de mal à trouver malgré l’enseigne qu’on nous a volée ? Ah, si j’attrape celui qui a fait ça…
En bord de Seine, dans cette maisonnette avec jardinet, l’homme qui nous accueille, Tabarie et moi, est coiffé du bonnet des faussaires, hasardeur, joueur de faux dés, pipeur ou larron… que la justice condamne à porter ce couvre-chef comme une couronne de déshonneur. Le petit homme n’a pas l’air d’en être navré.
— Je te connais toi, dit-il à Guy.
— Oui monsieur.
— Tu es déjà venu baiser ma femme, c’est ça ?
— Oui monsieur.
— Et lui, que veut-il ?
— Faire pareil.
— Margot, c’est pour toi !
Dans cette cabane au dallage sale et cassé, le bois noir d’une table poisseuse luit, à droite, sous une fenêtre et, partout, des enfants de tous les âges : des blonds, des bruns, des roux, des grands, des petits, des gros dont aucun ne semble être du même père. À même le sol ou autour de la table, ils biseautent des cartes à jouer, taillent et plombent des dés, truquent le vin dans des tonneaux en y mélangeant de la craie pour en réduire l’acidité. L’un d’eux, un morveux, tourne la tête vers moi. Il a trois ans et de pauvres yeux si rouges par la faute qu’on le laisse boire à pleines gourdes.
En face, quelques marches en planches mènent à un rideau taché qui s’étire sur un réduit bas de plafond où trône un matelas abîmé. Une femme, qui s’y prélassait, se lève et descend les marches. Elle est aussi grosse et puante qu’un tonneau contenant des harengs. Je m’en étonne auprès du mari :
— Madame est ?…
— Mais oui, putain comme chausson ! Allez, la mômerie !… tape-t-il ensuite dans ses mains à l’adresse de tous ces gosses dont certains sont plus âgés que moi. On s’en va. Maman doit travailler ! Prenez tambours et flûtes et allez jouer de la musique dans le jardinet pendant que je fais les courses. Puis s’adressant à Tabarie, il déclare : « Ce sera vingt sous. » Guy, petite écritoire pliée sous un bras, ose s’en offusquer :
— Vingt sous ? Pourquoi pas une livre parisis ? Oh, oh ! C’est pour lui seul et c’est sa première fois. Vous nous rabattrez bien quelque chose. Cinq sous.
« Regardez-moi ce gringalet ! s’indigne le petit mari ridé, couronné du honteux bonnet rouge des larrons en makellerie. Ça a une tête d’ange et discute les prix au bordeau ! Les temps sont durs… » se lamente-t-il en s’en allant et laissant des recommandations à sa femme beaucoup plus grande et plus large que lui : « Margot, ne te fais pas escalader par les deux, hein ! Ils ont payé pour un seul. Et moi, si pour de l’argent je comprends, pour le plaisir, alors là… Je pourrais encore te froisser les molaires à coups de pelle et même te tuer si tu me trompais un jour. »
« Allons, Pierret, tu sais bien que c’est toi que j’aime », roucoule la grosse Margot en repoussant, de son vaste cul, la porte derrière son mari qui bascule et s’exclame derrière l’huis : « Et qu’il ne t’arrose pas le jardin ! Treize enfants, dont sans doute aucun de moi, ça va peut-être aller comme ça ! Heureusement que la justice nous en pend un de temps en temps… »
La grosse Margot rit dans sa trentaine d’années passée. Ses lèvres s’écartent comme celles d’un âne qui brait, découvrant des dents cassées ou gâtées. Le gras de sa gorge danse sous sa tête en forme de poire coiffée d’une longue chevelure frisée et noire. Ses petits yeux pétillent, tassés par la graisse des joues qui remonte, de chaque côté des crevasses de son gros nez violet où poussent des poils.
— Buvons un coup !
Elle tire au tonneau deux pichets et trois godets en étain de vin blanc. Je suis troublé par l’énormité de ses seins où plisse le linge mou de sa robe jaune. Elle ne porte pas le moindre bijou, ni broderie, perle, bouton doré ou argenté. Toute parure lui est défendue — à l’épaule, le Châtelet l’a marquée au fer rouge d’une fleur de lys.
— À la vôtre !
Tabarie déguste et s’étouffe, les yeux exorbités : « Ah, mais il est infect ! Idéal pour bouillir les hures de loup… »
La grosse Margot aux joues pustuleuses rigole en lui balançant une énorme claque dans le dos : « Ah ça, le cru d’Argenteuil dit : la terreur des palais raffinés, n’est pas destiné aux délicats ! Mais ça fait monter le lait aux tétins et descendre le sang aux couilles. Pas vrai, toi ? »
Face à moi, elle soulève, d’un geste, ma robe grise par-dessus ma faluche et s’exclame : « Ah mais oui, tu as une petite plante d’amour qui pousse là ! Viens par là qu’on allonge ça. » Elle m’attrape par la petite plante d’amour qu’elle secoue et, de l’autre main, s’empare des deux pichets, m’entraîne ainsi, en haut des quelques marches, dans son réduit dont elle rabat, d’un coude, le rideau.
Ses mains ont des paumes potelées et des phalanges de plus en plus fines jusqu’à des ongles comme des griffes… On dirait des pattes d’oursonne.
— Allez mon garçon, raidis-toi et n’oublie pas que pour la femelle, ange ou pource, il faut un gaillard de solide gréement. Bois un coup, ça ira.
Je fais couler dans ma gorge une longue rasade de vin d’Argenteuil. Hou, effectivement, c’est âpre ! En bas, Tabarie s’est assis à la table et, parmi les dés pipés, les cartes biseautées, les tonneaux de vin truqué, il recopie en plusieurs exemplaires ma « Ballade des dames du temps jadis » et râle :
— Que douze écoliers réclament ce texte lu par Polonus en classe, c’est bien… Ça fera un peu d’argent à nous partager… Plus les feuilles d’emballage pour le pâté de Dogis, elle va finir par être célèbre, ta ballade !… Mais quand même, ce ne serait pas mal qu’un jour quelqu’un invente un système pour recopier les textes autrement qu’à la main…
La grosse Margot l’interrompt : « Arrête de jacasser, toi, en bas. Tu le déconcentres ! » Elle se retourne et se met à quatre pattes, soulève le linge par-dessus son dos :
— Tiens, prends-moi à la façon des juments !
Tous les flots de sa robe jaune bouffent jusqu’au gras du cou et s’épanouissent autour d’elle. Quel cul ! Crasseux, il en monte des effluves mais quel cul ! Je rebois un coup de vin d’Argenteuil. Ah, nom de Dieu !