Dans la salle, Tabarie circule de table en table et vend aux étudiants, aux clercs, des copies de ma ballade.
— Gagnes-tu quelques revenus avec ces « beaux diz » ? m’interroge mon tuteur. Tu parais ici aussi à l’aise qu’un brochet en Seine. Donc, au lieu d’étudier, tu écrivais des poésies et assiégeais les tavernes. Poète et ribaud tout ensemble, hein ! Fais attention de ne pas passer de la plaisanterie à la criminalité, jeune merle, continue-t-il devant l’eau de gingembre qu’on vient de déposer devant lui.
Il se lève. Gilles plisse les yeux, pommettes et lèvres épaisses remontées parce qu’il voit mal. Je me lève aussi :
— Maître Guillaume, ces cinq dernières années, Paris a perdu un quart de sa population. La peste a tant tué que je m’étonne de vivre encore. Et du sursis, je veux profiter.
— Deviens sérieux.
— Je n’en ai pas la moindre envie.
Et je les quitte tous les deux en dansant le pied de veau. Bras en corolle par-dessus mon chapeau de fleurs, je tournoie et emporte l’ironie atroce de ma lèvre. Le chanoine, suivi du bedeau, se dirige vers la porte d’entrée :
— Nous avons perdu en François un honnête homme mais avons gagné à jamais un grand poète…
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Maître Guillaume et Gilles Trassecaille en allés… le canard, étranglé sur les fortifs, dévoré, le soir tombe. Un sergent du guet, portant une étoile blanche sur sa tunique, donne plusieurs coups de poing contre la fenêtre de la taverne pour rappeler au tenancier qu’il n’aura pas le droit, la nuit venue, d’exercer son commerce. Dehors, des portes d’échoppe se ferment déjà et des flammes de chandelier sont soufflées.
Le soir qui tombe s’accompagne d’une angoisse métaphysique, de la peur du crime et du vol à la faveur de l’obscurité. Quelques sergents à cheval et des fantassins armés entreprennent leur ronde dans la ville fortifiée qui va s’endormir.
Alors, avant que sonne la cloche du couvre-feu et qu’elle fasse taire toute vie, nous sortons en bande de la taverne. Guy Tabarie est devenu un très joli damoiseau dont les filles admirent les longs cheveux blonds, peignés et soyeux, qui frôlent ses épaules. Il plaisante avec Dimenche Le Loup — apprenti sculpteur vêtu d’une blouse plissée aux teintes atténuées. Sous le calot, ses cheveux châtains frisés sont toujours un peu blanchis de poussière. La Machecoue lui dit à l’oreille : « Voici maintenant le corps venu… » Il se secoue d’un rire. Un nuage de poudre de pierre s’ébroue autour de sa bouille agréable et de sa blouse. J’aime l’odeur minérale qu’il dégage. La pauvre putain voûtée et cagneuse fait la gueule et boude. Robin Dogis est toujours aussi roux mais il a beaucoup grossi depuis qu’il a bouffé ma mère.
D’autres ribaudes communes nous suivent. Marion l’Idole me prend par la taille et, glissant sa main le long de ma robe de bure, elle me caresse les fesses : « Alors, tu es devenu curé… »
— Ah, ne me touche plus, femme de champ, hors de ma vue comme si tu étais la Machecoue ! fais-je en riant. Regarde mon crâne tonsuré, on l’a pelé comme un navet. Puis, joignant mes paumes en position de prière, je continue : Aujourd’hui, on m’a revêtu de la robe sacrée. J’irai à la Sorbonne puis servirai Dieu ! J’aurai une cure dans un village et une modeste servante. J’ai la foi ! Je ferai mon salut et, sans être dispendieux, je vivrai comme un bon serviteur de Dieu. Ma mère, la sainte Église, me réchauffera dans son sein. Qu’elle soit bénie ! Que Dieu soit béni ! Alléluia !
— Mais qu’il est bête, ce poète…, se marre la catin brune et, relevant sa robe rayée, elle dévoile ses jambes. Moi, je sais bien que tout clerc que tu sois devenu, si les pages de mon livre s’ouvrent, ta plume y boutera, raide et dure. Où va-t-on ?
— À la festa stultorum, pardi !
Rue Neuve puis celle de la Juiverie, on passe la Seine au pont Notre-Dame. Nous sommes une vingtaine d’écoliers, de clercs, d’apprentis, de filles, et il fait de plus en plus noir dans la ville aux ténèbres mal dominées par le manque d’éclairage. Seules trois chandelles extérieures scintillent la nuit à Paris. Là-bas, en bord de fleuve, le fanal de la tour de Nesle accroché à la muraille guette, de lueurs incertaines, les invasions fluviales. Nous longeons les grilles du Châtelet où, dans la cour, luit une chandelle près du garde qui surveille le mur de la prison. Place aux veaux, rue Saint-Denis, marché aux pourceaux, nous entrons dans un immense terrain vague rectangulaire cerné d’un haut mur couvert d’un toit. Dessous, une galerie gothique à arcades longe la face intérieure du mur d’enceinte. À gauche, l’église des Saints-Innocents dont le porche s’ouvre sur ce cimetière. Au centre du terrain vague, dans la petite tour octogonale Notre-Dame-des-Bois, une Vierge, masquant une chandelle, scintille comme une étoile. Des cinq portes du cimetière, arrivent d’autres bandes comme la nôtre et tous allons vers elle — papillons de nuit attirés par sa lumière. Déjà, des étudiants en pourpoint très court et chausses, moulant de façon indécente la forme de leur sexe, plongent la main dans le décolleté profond des filles qu’ils embrassent bec à bec. Sinon, partout ça rôde, s’installe. Certains apportent des tonneaux de vin et des gâteaux sous les arcades. La Sainte, dans sa tour, rayonne sa lumière jusqu’à la fosse commune réservée à l’Hôtel-Dieu — profonde bande de terrain à ciel ouvert où l’on jette en pleine terre et sans linceul les malades décédés à l’hôpital. Et des malades, avec la peste, il y en a eu — cinquante mille morts — le sol en est saturé. Au bord de la fosse, Robin Dogis se lamente devant tous ces corps perdus pour la charcuterie :