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— Quel gâchis.

Ça s’agite, ça grouille de jeunesse dans le cimetière — point de ralliement nocturne des canailles et des voleurs, des filles de joie et des étudiants, des souteneurs et des clercs… On est peut-être deux cents. La cloche a sonné. Il n’en viendra plus et nous, on devra rester là jusqu’au matin puisqu’il est interdit, la nuit, d’aller par les rues. On referme les portes de la nécropole et je décide : « Allez, les filles, peinturlurez-moi. » J’expédie ma robe de bure par-dessus tête et me retrouve nu, assis sur la croix dressée d’une tombe. La Machecoue et Marion l’Idole me noircissent la figure et le corps en frottant sur ma peau des bouts de charbon de bois avec leur paume. L’Idole fait du zèle, elle s’attarde en un endroit. « Dis donc, Marion, tu ferais ça au pape ? » Oui, répond-elle en s’esclaffant et remuant ses longs cheveux noirs. Un souteneur touille un pot de peinture blanche apporté par un voleur et tend le pinceau à Dimenche Le Loup : « À toi l’artiste. » Je suis sculpteur, précise l’autre qui, sur mon corps noirci, recouvre quand même mes bras d’humérus, de cubitus et de radius et ailleurs tout un squelette d’omoplates, de côtes, de vertèbres, de fémurs, de bassin et il termine par une tête de mort sur mon visage :

— Wouah !

Tout le monde me fuit, épouvanté, en riant. Des musiciens accordent leurs instruments. Des clercs en soutane et sandales courent au bord des fosses communes où ils passent le mouvement d’une torchère qui enflamme les gaz des cadavres. Le cimetière s’illumine alors de ces gisements et de feux épars qu’alimentent des planches de cercueils.

— Rouiin ! Rouiin ! Rouiin…

Les vielles à roue se mettent à ronfler au mouvement circulaire de bras de musiciens. Ça bat, du tambour, un air de Lorraine. Dans cet antre de la mort aux vapeurs méphitiques, les voisins se plaignent souvent de l’odeur nauséabonde qui en émane. Ils vont bientôt se plaindre également du bruit. Je tape, du talon nu, le sol du terrain vague. Des dents, détachées de mâchoires à moitié enfouies, se déchaussent et s’envolent. Je saisis, d’une main, la faux qu’on me tend et, de l’autre, attrape celle de la Machecoue qui s’empare de celle de Guy Tabarie. Nu et la peau noire peinte d’un squelette, j’entraîne dans une course sans fin tous ceux que croise ma farandole. Tabarie tend la main à l’Idole qui chope celle d’un voleur qui dérobe celle d’un souteneur qui attrape Dimenche Le Loup qui… Tout le monde est embarqué. Mort n’épargne petits ni grands. Je suis la Mort à la faux qui mène la danse ! Je ressemble à celle de la fresque murale peinte sous le charnier des lingères où j’étire mon cortège. Ici commence La Danse macabre — célèbre série de tableaux juxtaposés qui dure dix arcades. Dans chaque scène, on voit un personnage de chaque ordre social que la Mort entraîne : un pape à la triple couronne, un empereur qui tient le globe, un roi… Clerc tonsuré, riche marchand, enfant, médecin, astrologue sont entraînés individuellement par la Mort représentée avec un réalisme effrayant — chairs en lambeaux, rictus grimaçants. Je tire la langue et roule des yeux en contournant, l’une après l’autre, les arcades. Derrière moi, la farandole vorace serpente, passe de la nuit à la lumière, sépare des couples, se nourrit d’amants, enlève des timides, invite des filles. Sous la fresque sont écrits des huitains mais que tous les humains soient soumis à la mort se comprend ici sans peine. Même ceux qui ne savent pas lire ne peuvent échapper au martèlement de cette évidence assenée par La Danse macabre sur laquelle glissent nos ombres juvéniles.

Les fils d’Adam faut tous mourir

Je file dans le terrain vague, prélève toute vie que je croise. Quelle folie ! Flûtes et bedons jouent. Je saute par-dessus des tombes d’enfants, tout le monde bondit aussi, grimpe les marches de l’église que je dévale déjà. Les ombres mouvantes des croix funéraires glissent sur la beauté, la jeunesse, contraste avec les blessants débris d’ossements que mon pied nu foule. Dansant le pied de veau puis sur l’air joyeux de la carole, nous tressautons en louvoyant vers l’ombre impressionnante de l’ossuaire abrité à vue dans des combles sous le toit du mur d’enceinte. Ici finit le trop-plein des fosses communes. Les dizaines de milliers d’os longs exposés d’un côté et les crânes de l’autre expriment avec force l’œuvre de destruction de la mort.

Rien n’est d’homme, qui bien y pense, C’est tout vent, chose transitoire.

La lame de ma faux luit. Ah, l’énergie que, Mort, je déploie ! Ma danse scande et emporte la vie. Ce geste fatal suggère un mouvement cosmique, l’élan universel sous un chaud ciel d’août où passent les dernières étoiles filantes. Je cours vers la tour Notre-Dame-des-Bois, enclenche une spirale improbable suivie d’un « huit » où la chaîne humaine se désagrège aux pieds de la Vierge. Tous les corps en nage, s’entrecroisant, butent les uns contre les autres, tombent et roulent dans la poussière et les os. Des robes se lèvent, des éclairs de chevilles apparaissent, des fesses. Des canailles étalent fièrement leur membre par le pli de la gaine. Ils sont naturellement conduits à accomplir sur leur voisine les œuvres de Vénus comme le cheval et la mule suivant l’instinct de nature. Tabarie avec Marion l’Idole, Dimenche ébroue sa poudre de pierre sur une petite. Dogis plonge ses canines gourmandes dans le cul d’une grosse. Seule la Machecoue, cagneuse et à la bouche hideuse, se désole, debout en robe rouge, au milieu de cette lave de chairs roses :

— Et moi alors ! Personne ne veut de moi ?

C’est alors que s’ouvre notre boîte de la nuit. Par la porte de la rue aux fers, six brandons enflammés de la garde ecclésiastique entourent une femme grande et sèche.

— Ah ! Revoilà l’autre garce, la cousine de ce fou de Thibaut d’Aussigny, fait Robin Dogis en se redressant.

Accompagnée d’une fille de mon âge, elle arrive vers nous, d’un pas décidé.

— Elle va encore nous faire chier, la veuve Catherine de Bruyère. J’espère que personne ne copule sur le tombeau de son mari…, se retourne Tabarie en lissant ses cheveux blonds vers une des galeries gothiques qui sert de promenoir et reçoit les caveaux des gens fortunés.

— C’est moi qui, l’an dernier, ai ciselé le mausolée, se souvient Dimenche Le Loup en rabattant sa blouse poussiéreuse. Cette pource l’a voulu en ciment armé d’os de pauvres.

— C’est une honte !…

Et l’autre qui s’amène en gueulant que c’est nous, la honte : « Cessez tout, ordonne-t-elle, haute et d’ailleurs hautaine. On entend vos vagissements jusqu’à l’hôtel de la borne du Pet-au-Diable. Et ne vous touchez plus ! Seul l’esprit vivifie, la chair ne sert à rien. Résistez aux dangers des sens pour éviter la mort éternelle. On sait bien ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, orgies ! Ceux qui commettent ces fautes-là n’hériteront pas du royaume de Dieu ! »