La prêcheuse nous engueule, entourée de gardes qui soulèvent les flambeaux, et commande à Dimenche de lâcher sa petite en expliquant que :
— Si sa chair ou ses entrailles étaient ouvertes, vous verriez quelles saletés recouvrent sa peau. Si une mousse de pourpre éclatante recouvrait un fumier, y aurait-il quelqu’un d’assez fou pour aimer à cause d’elle le fumier ? Et toi aussi, lâche-la, lance-t-elle à Tabarie qui pourtant repoussait la Machecoue. Cette fille n’est pas à toi. Elle est à Dieu !
— Ah bon ? s’étonne, tout d’un coup intéressée, la putain cagneuse dont personne ne veut. Vous croyez que…
La veuve austère vient vers moi :
— Et vous, le meneur, quelle honte ! Non mais, regardez-vous.
Trop grand et mince, épaules un peu étroites, je suis nu devant elle, faux à la main, grimé en effrayant personnage de la Mort. Ruisselant de sueur, les os, peints en blanc sur mon corps frotté de charbon de bois, fument d’une transpiration qui s’élève et bavent des rigoles grisâtres. Tout perlé de scintillements, je ressemble à ces terribles sauvages indigènes que jurent avoir vus et ont décrits ceux, retour de croisades au-delà de Babylone.
Et c’est alors que… dans un triangle rectangle de lumière — pointe en haut, large au sol parmi les débris d’ossements humains — apparaît la fille qui était entrée dans le cimetière près de la vociférante. Dissimulée par la noirceur, elle apparaît dans le rayon comme si elle sortait de la tour octogonale. Face à moi, elle me scrute de ses grands yeux et sa bouche harmonieuse vibre.
Coiffée d’un humble bonnet à rubans, elle est vêtue d’une longue robe blanche aux manches ajustées. Une étroite dentelle entoure sa gorge, fait valoir l’éclat délicat de sa poitrine qui palpite. Je ressens son souffle. Je n’entends même plus que cela. Catherine de Bruyère agite ses lèvres sous mon nez mais je n’ois plus rien d’autre que la respiration oppressée de celle que voilà.
Je la contemple, pauvre fou aux yeux noircis d’orbites et mâchoire de tête de mort peinte entre le nez et le menton par-dessus mes lèvres. Les vertèbres cervicales qui maquillent ma gorge se soulèvent. Le sommet de mon crâne rasé brille, entouré par la fine bande de cheveux de la tonsure.
« C’est une honte ! Mais pour qui vous prenez-vous ? Votre temps libre doit absolument se limiter aux fêtes prescrites par l’Église ! » J’entends à nouveau le vacarme assorti de morales de la revêche hystérique : « Ah si mon cousin, l’évêque d’Orléans était là… comme il saurait, lui, vous enfoncer ça dans le crâne ! Mais bon, il a assez à faire là-bas. Priez Dieu qu’aucun d’entre vous ne tombe un jour sous ses griffes ! » continue-t-elle, se retournant et s’en allant dans des gesticulations. La fille sort du triangle de lumière et marche auprès d’elle. Les six gardes ecclésiastiques les précèdent et, afin d’éviter qu’elles se tordent les chevilles ou écorchent le cuir délicat de leurs souliers sur des débris d’os, ils baissent leurs brandons enflammés près du sol. La lumière des flambeaux éclaire à contre-jour la robe blanche de la fille et révèle en transparence indiscrète la silhouette de ses longues jambes parfaites, sa taille fine et ses hanches qui ondulent.
Autour de moi, toujours à poil, la vie s’ébroue à nouveau. Ça boit du vin sous les arcades, ça mange des gâteaux, ça s’apprête à reprendre la danse. Marion l’Idole remarque mon inertie. Elle vient devant moi et agite ses bras :
— Le beau galant, il rêve ! Je peux savoir à qui ?
21
Le lendemain matin, au lever du jour, Guy Tabarie m’accompagne jusqu’au puits du marché aux pourceaux où nous nous débarbouillons. Pour lui, ce délicat, c’est vite fait mais pour moi… tout peint et noirci de charbon de bois ! En robe de bure aux larges manches relevées par-dessus les épaules, je frotte vigoureusement, de cendre et de terre mêlée d’eau, mes bras, mes pieds, ma figure.
— Vas-y doucement avec la terre, me conseille Guy. Celle des Saints-Innocents a la propriété de rapidement dissoudre les chairs. C’est pour ça que le cimetière est là.
— Ah oui ?
Tandis que je me rince, le ventripotent bourreau qui avait bouilli le frère de Robin vient emplir deux seaux d’eau au puits. Là-bas, derrière lui sur la pierre plate, des bûches crépitent sous un chaudron sans condamné dedans. Je demande à l’exécuteur :
— Il s’est évadé ?
— Non, c’est une variante. Il sera jeté dans l’eau bouillante.
— C’est qui ? demande Guy.
— Guillaume de Chemin, dit Blanc-baston.
— Mais je croyais qu’il avait été banni à jamais de Paris…
— Oui et puis il est revenu.
— Ah !
Le bourreau s’essuie les mains à son tablier puis emporte ses seaux d’eau vers le chaudron tandis que Tabarie et moi quittons ce haut lieu du spectacle judiciaire pour retourner dans le cimetière. Sous la galerie du charnier des lingères, de l’autre côté du mur donnant sur la place du marché, on entend venir vers les enclos le grognement des pourceaux, le murmure excité de la foule s’agglutinant autour du chaudron où l’eau chauffe, le grincement des roues de charrettes des livreurs qui envahit les rues et les ruelles, les cours et les courettes, le cri des harengères : « Hareng… soret ! » et l’ensemble devient le ventre grouillant de Paris.
Dans la nécropole, les galeries gothiques sont propices à l’aménagement d’échoppes. Apothicaires, potiers d’étain, s’installent sous les arcades à l’abri du soleil. Malgré l’odeur, au-dessus, des ossements du charnier, c’est le lieu idéal. Des petits merciers, des marchandes de cheveux et de chandelles en suif étalent leur camelote sur les tombes. Toutes sortes d’animaux se promènent en liberté. Des chiens pissent contre les sépultures. Au bord des fosses communes, la terre herbeuse est broutée par des chèvres dont Tabarie apporte deux bols de lait. Il m’en tend un. Dogis me propose du pâté.
— Non merci.
Dehors, l’engorgement du quartier est maintenant tel que les riches marchands en manteau de soie et coiffés d’un chaperon à longue cornette viennent négocier, plus au calme, entre les tombes. Ils sont d’autant mieux ici qu’ils ont la possibilité de trouver sous les arcades la présence de conseillers juridiques et d’écrivains publics pour établir les contrats.
À vingt sols le haut-style ou dix sols, le bas-style, les nouveaux clercs comme moi, qui poursuivent des études juridiques, gagnent ainsi un peu d’argent pendant leur scolarité. J’ai été instruit dans le style du palais, connais la langue du Droit, les formules de la chancellerie. J’aime manier ces termes étranges : « le Décret qui articule », « assigner la vie », « pur don », « laisser par résignation », « faire griefs exploits », je suis un spécialiste du testament et des legs. Je rédige aussi les missives de valets et autres illettrés qui veulent envoyer des lettres à leurs parents. Je suis dépositaire des tendres secrets des servantes. Je m’assois en tailleur contre un mausolée et sors une écritoire que j’avais dissimulée derrière. Guy Tabarie s’approche de moi en faisant le joli cœur désemparé par l’amour qui cherche un écrivain public :