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— Tout aux tavernes et aux filles !

En souliers rouges écrasant les fleurs et en verve, je les préviens ensuite :

— Des sergents vont venir tenter de reprendre les bornes. Préparez-vous à la riposte. Allez chercher chez vous des projectiles cocasses pour répliquer. Stupéfions Paris par une série d’exploits extravagants. Vive les jeux orageux !

Effectivement, à quatre heures de l’après-midi, trois sergents arrivent avec une charrette à bras et des chevrons de charpente qu’ils veulent utiliser comme leviers. Ils sont surpris par notre nombre et surtout qu’on leur saute dessus pour les désarmer. Ils s’enfuient en courant. Il pleut sur eux des poêles et des pots d’étain, des andouilles chipées aux parents, saucisses et boudins. Il neige des lièvres saisis aux étals. On les insulte : « Sergents du Diable ! » On crie : « Abus de pouvoir », dénonce que pour eux, la place est tellement lucrative qu’ils versent de grosses sommes d’argent pour être engagés, les accuse : « Alors qu’ils devraient réprimer les crimes et poursuivre leurs auteurs, ils vivent eux-mêmes au bord de l’illégalité ! » On les bombarde à coups de pommes des bois blettes qui rebondissent sur leurs armures, d’œufs, de fromages frais qui s’explosent sur leurs casques. Ah, quel joli tapage, tête Dieu ! Cela ressemble à une farce en gestes et langage composée pour distraire le peuple à l’issue d’une foire sur les tréteaux d’une petite ville. J’harangue la jeunesse :

— Les sergents vont revenir et, cette fois-ci, ils ne seront pas trois… Puisque, rive droite, ils veulent qu’on soit de guet, on va commencer par garder le Pet-au-Diable et la Vesse. On se relaiera nuit et jour. C’est une zone franche ! Renversez autour des charrettes en arc de cercle, descellez les pavés !

Un écolier, en robe grise et faluche verte et bleue aux couleurs d’une des facultés de la rue du Fouarre, vient me dire que son père a conservé dans son jardin quelques barils de poudre et une couleuvrine à roues que les Anglais ont abandonnés lorsqu’ils ont fui Paris.

— Va chercher ce canon ! Et toi, Dimenche, avec d’autres apprentis, taillez des boulets d’une livre. Vous dirigerez la bouche à feu vers la rue Saint-Jacques !

Tandis que j’organise ce chahut, sur le seuil de sa maison, maître Guillaume pleure dans ses paumes les frasques de son filleul :

— Il va trop loin…

30

Ah les repues, franches aussi pour mes amis ! Tous les midis, je dis à la foule : « Nous allons déjeuner gratis ! » Aujourd’hui, j’ajoute : « Qui s’est lavé ce matin ? » Beaucoup de ceux à qui je m’adresse se raclent la gorge, regardent ailleurs, font ceux qui n’ont pas bien entendu. Marion l’Idole lève la main : « Je reviens des étuves. »

— Alors, à toi l’Idole. Nous allons jouer à montre-cul.

Au Petit Pont, je suis devant une triperie et hésite tandis que d’autres clients, derrière moi, attendent que je me décide. Marion l’Idole arrive, insulte la tripière et lui montre ses fesses. Je feins de m’en scandaliser. J’attrape, à l’étal, foie de veau, cœur, poumons et intestins d’animaux divers dont je flagelle le derrière de l’impudente. Je lui enfonce par paquets la triperie dans le fondement. Elle part en courant. Je me retourne vers la marchande :

— Non mais, comment a-t-elle osé vous parler cette ribaude de Glatigny qui se fait sodomiser par des lépreux ? Où est-ce que je repose tout ça, madame ?

Les autres clients écarquillent des yeux effrayés par la contamination de ce que je tiens dans mes bras contre ma soutane. La tripière refuse donc que je remette cela dans les baquets. Je m’en vais avec sans demander mon reste.

Maître Guillaume, devant Saint-Benoît, me voit, ainsi chargé, remonter la rue Saint-Jacques. Il tombe comme un chiffon. Gilles court vers moi et revient encore plus vite vers lui : « Mais non, chanoine, il n’a pas été éventré et ce ne sont pas ses entrailles qui s’échappent de sa soutane ! C’est foie de veau, cœur de génisse, poumons d’agneau et tripes de pourceau qu’il tient dans ses bras pour les fricasser devant les bornes. Maître Guillaume, c’est un jeu… »

31

Le 6 décembre 1452, après trois mois d’hésitation, le prévôt Robert d’Estouteville a décidé de donner l’assaut. C’est Robin Dogis qui, en courant et transpirant dans sa tenue de charcutier, est venu nous alerter :

— Jean Bezon, à la tête de cent sergents, remonte la rue Saint-Jacques !

Guy Tabarie fait la moue puis lève haut ses sourcils. Après une seconde de flottement, je prends une longue baguette tenant une mèche et allume ce boutefeu aux braises par-dessus lesquelles rôtissent des canards devant les bornes de la Vesse et du Pet-au-Diable. Dimenche introduit boulet et bourre tandis que Guy vide une poire de poudre noire dans la cheminée du tube de la couleuvrine. Notre pièce d’artillerie à roues, coincée entre deux charrettes renversées, est dirigée vers la rue Saint-Jacques où apparaît le lieutenant criminel à cheval. Il est seul. Paupières lourdes et yeux globuleux, il immobilise, là-bas, sa monture face à nous. Cornes au casque, menton relevé, son allure est altière et défiante. Je le contemple et approche avec délectation le boutefeu de la poudre. Il règne autour de moi un énervement palpable. Très excité, le chétif Frémin Le May — l’écolier et fils de professeur qui nous a apporté la bombarde — me demande :

— Tu me laisses le faire ? Depuis que, nourrisson, je vois ça dans le jardin de mon père, j’ai envie de le faire une fois dans ma vie…

Frémin se recule loin du canon, tend prudemment à bout de bras la longue baguette enflammée qui allume la poudre. L’explosion est phénoménale. Les charrettes, les pavés, les tonneaux de notre barricade tremblent. Le bas de ma soutane s’envole. La blouse et le calot de Dimenche Le Loup ébrouent une poudre de pierre. Un nuage de fumée âcre fait tousser alors que le boulet tombe piteusement à mi-chemin entre nous et Jean Bezon qui déplace latéralement sa monture pour laisser le projectile rouler à sa droite sur les pavés. Il relève la braise de son regard dans notre direction et sourit de la commissure gauche de ses lèvres. Il connaît autrement mieux que nous la portée de tir des vieilles bombardes et les techniques d’attaques urbaines. Tout en remontant la rue Saint-Jacques, il a su éparpiller les gens du roi par les rues perpendiculaires pour qu’ils investissent en cercle la rue du Mont-Saint-Hilaire et nous sommes pris à son piège. Poitrail immense. Il lève un bras puissant au ciel :

— Ah, si je ne me retenais pas, fainéants des facultés, comme je vous ferais tous massacrer à la hache ! Si vous saviez comme j’aimerais dire : « Tuez ! Tuez ! » Puis il ordonne à ses sergents : Exécuteurs de la justice du prévôt, rossez ceux qui ne s’éloignent pas assez vite ! Arrêtez ceux qui portent des armes ! Fouillez les maisons des plus remuants et prenez, pillez, ce sera bien fait !