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— Hé ! Que fait-on des enseignes ? On les embarque ?

— T’as envie de passer la semaine à chercher où les raccrocher dans tout Paris, toi ? S’ils en ont besoin comme pièces à conviction, quelqu’un viendra les prendre demain ! Aujourd’hui, descends plutôt m’aider à transporter ce tonneau de Clos aux bourgeois et ces confitures de cerises sur le buffet. Elles sont excellentes…

32

Le lendemain matin, un bazar inextricable règne à Paris. Tout le monde regarde en l’air et n’y comprend plus rien. Les passants ressemblent à des navigateurs perdus en haute mer, s’apercevant soudain que la carte du ciel a changé. On entend des conversations absurdes :

— Bonjour, madame, je voudrais un pain de six livres.

— Mais monsieur, vous êtes dans une fabrique de clous.

— Ah bon ? Pourtant, voyez votre enseigne : À la Miche d’Or.

— Comment ça ?

Dans les rues, tous les commerçants ont le menton relevé et les mains sur les hanches : « Qui a marié les enseignes ? Plus personne ne va s’y retrouver ! » Les domestiques illettrés sont désemparés. Eux, à qui l’on avait dit : « Tu vas jusqu’à l’enseigne qui représente un poisson puis tu tournes à main gauche vers celle en forme de cuillère et bifurques jusqu’à la queue de renard… » ne savent plus où aller, se cognent contre les murs. Et Dogis, Dimenche, Tabarie, moi, ça nous fait rire ! Moi, surtout, car eux paraissent très fatigués. Accompagnés de quelques autres, leurs fronts sont appesantis par le sommeil. À chaque pas, leurs chaussures se collent aux pavés des rues. Un ronflement, pareil au clairon du jugement dernier, sort, par brefs instants, de leurs narines. Dogis bâille :

— Après la journée mouvementée d’hier, cent quatre-vingt-une enseignes à raccrocher en une nuit dans tout Paris… Et aucune à la bonne place ! Il y a de quoi être crevé.

Moi, stoïque, serein, droit, je m’élève au-dessus de tous ces morts comme un palmier au-dessus des ruines. Je profite du nouveau spectacle incongru de la ville. Sous le dessin d’une truite bondissante, un homme crie : « La bonne bûche, la bonne bûche ! À deux oboles, vous la donne ! » Sous une paire de ciseaux, un autre clame : « N’oubliez pas mon beurre frais ! Voilà de bons fromages ! » Dominé par un plat d’étain, celui-ci revendique : « Ramonez vos cheminées, commères ! Faites-moi gagner ma journée ! » Pendus aux colombages, à de pimpantes façades à oriels, aux poutres d’angle, aux portails, aux balcons fleuris, j’aime ce foisonnant désordre enchanteur des plaques de tôles mélangées.

— En tout cas, il n’en manque pas une et il n’y a plus de pièces à conviction dans le coffre de ma chambre. Peut-être vont-ils libérer mon tuteur plus tôt.

Guy, les yeux cernés, semble sceptique :

— On ne peut pas être certain que ça va l’aider. Je ne sais pas s’ils vont apprécier au Châtelet…

— Le Châtelet ! fais-je en tapant soudain une paume à mon front tandis que les battants des cloches des églises, des chapelles, des couvents, cognent à toutes volées leurs carillons qui sonnent dix heures. Mes bons compères, je dois être aussi épuisé que vous ! J’ai failli oublier qu’on devait aller devant le collège de Navarre…

— Le collège de Navarre ? souffle Dimenche qui se traîne. Mais comment veux-tu le reconnaître, François ? poursuit-il en souriant. Avec toutes ces plaques mariées, on ne sait plus s’y retrouver.

— C’est là où il y a l’enseigne du Trou Margot.

— Oh ! fait mine de s’offusquer Dogis. Mais alors celle du collège, où est-elle ?

— Accrochée à la maison de La Porte Rouge.

— Ah !

En riant, nous arrivons devant mon ancienne école où un concierge, grimpé sur une échelle, ôte la plaque honteuse de Pierret et la passe à un barbier qui la met à rougir sur les charbons ardents qui grésillent dans une bassine. Face à l’établissement scolaire, les gens disent que, dès hier après-midi, l’Université a porté plainte pour meurtre contre le prévôt et exigé la libération des quarante-trois écoliers arrêtés :

— On veut qu’ils soient immédiatement élargis ! Et le chanoine de Saint-Benoît aussi !

Robert d’Estouteville, pensant que cela suffirait à calmer l’énervement, avait répondu que celui qui avait menacé du poing Martin Polonus serait châtié le lendemain matin à dix heures — condamné à avoir la main coupée devant la demeure de sa victime.

Polonus habite Navarre. Jean Bezon regarde une dernière fois sa main droite au-dessus d’un billot. Il la pose sur le dos, remue les doigts. Il observe les cals dans sa paume, songe peut-être à tous les crimes que cette main a commis. Il la pivote dans l’autre sens, semble surpris que sa tête puisse la commander à distance. C’est une pogne musculeuse, large et puissante. Il replie ses phalanges en poing, les étire. Il s’étonne de sa main. On dirait que c’est la première fois qu’il la voit. Il en contemple les poils, les ongles, le battement des veines, la tension des nerfs, tandis qu’à côté un bourreau aiguise sa hache. Mais puisque toute chose doit finir, le lieutenant criminel plaque lui-même sa paume sur le bois du billot, déplace les doigts pour qu’ils ne soient ni trop écartés ni serrés. Voilà, ça va. Il inspire profondément, serre les dents. Quand la lame de la hache s’abat, la main se referme en poing et bondit devant, à plus d’une toise du billot, pour frapper la robe brune du doyen du collège de Navarre qui la regarde tomber à ses pieds. Martin Polonus essuie négligemment son habit ecclésiastique du bout des doigts et persifle :

— Pour cette fois, je ne dirai rien.

Deux sergents s’emparent de l’avant-bras — geyser de sang — du lieutenant criminel et en écrasent le moignon sur l’enseigne chauffée à blanc du Trou Margot. La chair grésille et se cautérise à même la tôle bordelière. Jean Bezon ne pousse aucun cri. Visage bloqué, ses yeux globuleux et voilés paraissent ne rien ressentir. Le barbier, appelé pour l’occasion, l’enduit d’onguent et le panse d’un linge. Moignon emmailloté comme un nourrisson, le lieutenant criminel remonte sur son cheval et, tenant les rênes de la main gauche, il retourne au Châtelet. Un gros bras m’enlace tendrement la taille :

— Maître François, veuillez me suivre s’il vous plaît…

33

Le premier qui m’aura appelé par mon titre, depuis que j’ai obtenu ma maîtrise, est Martin Polonus.

— Suivez-moi, maître…

En robe de bure à capuchon, je descends les escaliers derrière le flambeau de cire qu’il tient à la main. Il ouvre la porte de la sacristie du collège de Navarre. C’est une pièce claire et nue avec des colonnes et des arcades. Les dalles beiges et cirées du sol étincellent de par la lumière de trois fenêtres gothiques dont une est entrebâillée. Il y fait très froid. Lorsque nous entrons, le trésorier du collège se retourne vers nous. Accroupi, il tient entre ses mains un coffret de noyer plein d’écus dont il rabat le couvercle qu’il ferme à clé. Il le glisse ensuite et l’enchaîne dans un autre coffre beaucoup plus grand dont il pousse la lourde porte à quatre serrures. Son trousseau de clés à la main, il part, silencieux, et baisse la tête en passant devant nous qu’il laisse seuls dans la petite sacristie. Je déambule sur les dalles en terre cuite cirée, ne sachant trop que faire ou dire :

— Comment allez-vous, maître Polonus ?

— Je vais à travers des soucis où votre ombre me suit…

— Moi ? fais-je en me dirigeant vers le coffre fort scellé à la muraille.

Au-dessus, je contemple, dans l’enfoncement du mur, une niche ciselée occupée par une Vierge couronnée. La guimpe qui couvre sa tête et ses épaules encadre un beau visage. Elle porte dans ses mains un coffret qu’illumine un rayon de lumière provenant de la fenêtre entrebâillée que Polonus essaie en vain de refermer :