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— Le bois a travaillé. Il faudrait le retailler. Des années qu’on dit ça et puis on ne le fait jamais. Je sens maintenant son souffle dans ma nuque :

— Méchant garçon, on chuchote sur votre compte… On dit que vous êtes mordu par le péché, attiré par ceux qui tiennent maisons closes, causent du scandale et font le mal. On vous suspecte de dévergondage…

Je me retourne vers lui. Il tend ses mains par-dessus mes épaules et les plaque contre le mur derrière moi. Je suis pris au piège de ses bras. Il continue son babillage :

— Laissez-moi m’approcher tout près de vous. Je veux vous parler avec douceur. J’aime les canailles… On ne sait jamais ce qu’elles vont vous faire… Que me ferez-vous ?

Son haleine exhale le pâté de Robin. Je détourne la tête vers la droite. Il me dit à l’oreille : « J’ai le cœur si plein de vous que ça me ruine l’estomac. »

À travers la fenêtre entrebâillée, je découvre la cour derrière la sacristie et le mur donnant sur la rue Sainte-Geneviève. Il me mordille le lobe :

— Moi, qui ai fait amputer celui qui m’a menacé du poing, je pourrais intervenir auprès du chapitre de Notre-Dame pour élargir votre tuteur — ce bon chanoine engrillonné par votre faute, n’est-ce pas ?…

Je pivote mes pupilles vers lui. Sous la mère du Christ, sa graisse ondulante et dégoûtante m’écrase encore un peu plus. Je me renverse en arrière sur le coffre-fort. Il fait danser sa bouche au ras de mes lèvres : « Ce serait dommage que maître Guillaume passe l’hiver au pain sec et à l’eau sur la vermine de la paille d’un cachot. »

Oh, cette sacristie ! Je la fixe dans ma mémoire avec les épingles du souvenir…

34

Cinq mois plus tard, le 9 mai 1453, je m’étire sur le seuil de la maison à l’enseigne de La Porte Rouge dont les chaînes qui la soutiennent cliquettent dans la brise printanière au-dessus de moi. Le ciel est bleu. Toutes les plaques de tôle des commerces et des habitations ont été remises à leur place. La gerbe de blé indique bien le boulanger et le maréchal-ferrant travaille sous un fer à cheval. Les choses retournent dans l’ordre. Même maître Guillaume, depuis mi-décembre, a retrouvé son fauteuil près de la cheminée. En soutane légère, je pivote vers lui :

— Il ne reste plus qu’à faire enfin élargir les écoliers engrillonnés depuis la Saint-Nicolas. Ce matin, une délégation a rendez-vous chez le prévôt en son hôtel particulier de la rue de Jouy. Les accusations d’abus de pouvoir étant montées jusqu’au roi, sans doute se verra-t-il forcé d’accepter. J’y vais ! À tout à l’heure, fais-je en déposant un gros baiser sur le front de mon tuteur.

Celui-ci s’attendrit aussitôt d’une rougeur de griotte dans son fauteuil aux accoudoirs patinés mais il grommelle tandis que je pars :

— Ce que j’aimerais savoir un jour c’est pourquoi, moi, j’ai été libéré beaucoup plus tôt que ces enfants… Quelqu’un d’important a intercédé en ma faveur. Qui et en échange de quoi ? Vous ne le savez vraiment pas, Trassecaille ?

Le bedeau, devant la cheminée, lève au plafond les yeux plissés de sa bouille de gargouille :

— Alors là, si je ne vous ai pas répondu cent fois « Non, je ne sais pas… »

— Vous ne savez jamais rien, quoi ! s’énerve maître Guillaume. Pourtant, je vous dis qu’il y a eu vilaine anguille sous roche et que François y a été mêlé… Un père sent ces choses là.

Gilles — douceur, fragilité, humour — sourit. Le tuteur s’agace : « Oui, bon, ben, ça va ! » Le bon bedeau va dans le verger fleuri du cloître :

— L’important est que vous soyez revenu…

Nous sommes mille rue Saint-Antoine, car la rue de Jouy est noire de monde, à attendre la décision de Robert d’Estouteville. Un maître théologien apparaît sur le seuil de l’hôtel particulier du prévôt :

— Les quarante-trois écoliers sont élargis.

— Hurrah !

Nous allons en foule les chercher au Châtelet, faisons un triomphe à nos camarades libérés. Anticipant cette décision, beaucoup ont emprunté aux cuisines de leurs parents des bassines de cuivre sur lesquelles on joue du tambour les jours de fête. Ça « bassine » et chante en remontant vers la Sorbonne. Les écoliers ont respecté les consignes du recteur de l’Université : surtout venir sans arme attendre la réponse du prévôt. Les filles dansent avec les garçons. On me demande de clamer des ballades et des rondeaux en jargon humoristique de la Basoche. C’est alors que, venant du bourg Saint-Marcel, Jean Bezon, à la tête d’une troupe de sergents, apparaît malencontreusement face à nous.

Front baissé sous son casque à cornes, ses pupilles glauques fixent devant lui la foule d’étudiants qui s’écarte à droite et à gauche de son cheval pour ouvrir un passage. Les sergents qui le suivent à pied se font bientôt conspuer par quelques excités. Des commentaires fusent aussi à propos du lieutenant criminel. Tabarie s’étonne à voix haute : « Pourquoi n’a-t-il pas été destitué, lui ? » Jean Bezon continue d’avancer au pas à travers les reproches et les sarcasmes de plus en plus nombreux qui lui sont adressés. Sa grosse lèvre inférieure, traversée d’un pli vertical, se met à palpiter et l’on entend son souffle. Dogis ose péter : « Tiens, revoilà le Pet-au-Diable ! » Tornade de rire général et imitation par tous de pets farfelus lancés avec la bouche. Le lieutenant criminel poursuit sa route à travers ce concert injurieux. Lorsque nous l’avons tous croisé ainsi que ses sergents, je le hèle :

— Eh ! Bezon, pourquoi tu n’applaudis pas la libération de nos camarades ? Il te manque une main ou quoi ?

Le lieutenant-criminel pique sa bête, fait volte-face :

— Qu’est-ce là ?

Il nous évalue d’un regard de braise, tend son gros moignon au ciel. Sa voix caverneuse claque comme un orage :

— Tuez !Tuez !Il y en a trop !

On est chargé à revers devant la Sorbonne et aucun de nous n’a d’arme.

— Ni merci, ni pitié ! Tuez ! Mettez-les tous en pièces. À mort !

Les gens du roi se jettent sur nous et nous attaquent à la hache. Ils font siffler les masses d’armes munies d’ailettes d’acier qui déchirent les joues, emportent des moitiés de visages. Des dos sont traversés tels à l’équarrissage dans des explosions de vertèbres et des têtes tranchées s’envolent des épaules. Tous les écoliers affolés fuient en hurlant vers la rue Sainte-Geneviève, la rue du Mont-Saint-Hilaire, descendent la rue Saint-Jacques ou remontent vers Saint-Benoît. À l’écoute des cris de terreur, maître Guillaume apparaît sur le seuil de sa maison, découvre l’immense écorcherie. On voit déjà partout des corps gisants, de jolis enfants cruellement meurtris qui se traînent devant les porches implorant qu’on leur ouvre, des étudiants poursuivis. Le chanoine en soutane court vers son église en appelant Gilles. Ensemble, ils poussent en grand les deux battants du portail de Saint-Benoît.

— Entrez ! Entrez la jeunesse ! leur crie mon tuteur. Ce lieu de culte a le droit d’asile ! Puis il désigne près de lui un gros anneau symbolique scellé à hauteur de hanches dans la façade. Touchez l’anneau de Salut et entrez ! s’époumone-t-il encore. Il suffit de le toucher et d’entrer pour échapper à la justice séculière ! Venez tous vous mettre à l’abri dans cette franchise !…