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Les étudiants et les clercs s’y ruent en lave. Les uns par-dessus les autres, ils attrapent l’anneau, des mains, du bout des doigts et foncent sous les voûtes gothiques. Maître Guillaume n’est pas très regardant quant au toucher de l’anneau de salut :

— Allez ! Allez ! Entrez tous et vivez !

Pendant ce temps, le lieutenant criminel, sur son cheval qui se cabre, crie : « Tuez ! Tuez ! » Il excite de la voix ses hommes-chiens aux faciès déformés par la haine. Ceux-ci hachent les dos et les épaules des écoliers qui touchent l’anneau. Des bras tombent parmi les souliers. Des clercs amputés d’un membre filent en larmes dans Saint-Benoît, une main à même la plaie. Il en arrive tant qu’il faut vider la nef. Trassecaille, sur le maître-autel, hurle : « Ouvrez la petite porte sous le Christ et allez vous entasser dans le verger du cloître ! C’est un lieu ecclésiastique. Mais personne dans la maison de La Porte Rouge car c’est un logis civil où vous seriez en danger ! » Il coule du monde, il coule du monde dans l’église. Jean Bezon veut bloquer cette hémorragie de vie. Il forme un garrot — dispose des hommes en arc de cercle devant l’anneau — et se retourne, furieux, vers le chanoine qui l’interpelle en jetant héroïquement, sur le moignon du lieutenant criminel, un bras d’enfant ramassé au sol :

— De quel droit, les empêchez-vous de toucher l’anneau de salut ! Que je sache, vous ne les poursuivez pas parce qu’ils ont attaqué des voyageurs sur les grands chemins ou dévasté le champ d’un paysan ou commis un crime dans une église !… Les cas concédés à la justice laïque sont précis ! Alors, laissez-les toucher l’anneau ! Vous n’allez pas violer la franchise !

— Violé ? ricane et grince Bezon dans sa cotte de mailles sous la tunique orange. C’est pourtant bien, je crois, grâce à un viol que vous avez été libéré si tôt, vous !…

Maître Guillaume m’aperçoit parmi la foule que les gens du roi continuent de massacrer à la hache danoise : « François ! Viens ! » Le lieutenant criminel se retourne et, dans une envolée de sa cape brune, le tas de ceintures bariolées à sa taille s’élève lorsqu’il tend un moignon vengeur vers moi :

— Lui, celui-là ! Tuez ! Tuez ! Tuez-le tous !…

Tous les sergents me poursuivent. Au bout d’une chaîne tenue par un manche, une boule de fer hérissée de longues pointes tourne au ras de ma tête et pulvérise le bois d’une porte. La boule lancée continue sa révolution circulaire et revient mâcher plus bas un colombage comme une gueule de bête légendaire. Je m’enfuis, courbé, sous un délire d’escarbilles ! Les exécuteurs du prévôt, en me coursant, libèrent de ce fait l’anneau de Saint-Benoît où se ruent les écoliers, filant ensuite sous le portail et bousculant mon tuteur effaré qui se tient le visage dans les mains : « François ! François… »

Je descends vers la Seine aussi vite que je peux. D’autres jeunes gens courent avec moi. Les plus lents, les plus gros — Dogis — profitent des portes qu’ouvrent des bourgeois compatissants pour qu’ils échappent à leurs poursuivants. Des écoliers — Dimenche — franchissent des murets, cavalent par des jardins. Les sergents les négligent car ils n’ont plus que moi comme cible obstinée qu’ils considèrent comme le déclencheur de cette tuerie. Je cours aussi vite que je peux. Mes longues jambes filent sous la soutane. C’est un avantage sur les gens du roi encombrés par leur armure et alourdis du poids des armes. Mais je les sens aux talons de mes sandales en franchissant la Seine. Rive droite, nous sommes encore une dizaine et les bourgeois d’ici, exaspérés par nos frasques, nous réservent un accueil différent. Ils lancent derrière moi des coups de pelle dans les jambes des fugitifs — de Tabarie — et des gourdins cloutés explosent de jeunes visages. Dans la cour du Châtelet, des cavaliers du prévôt, découvrant que je suis poursuivi, sautent sur leur monture, disent aux sergents essoufflés par la course : « Passez par là. Nous, on va prendre dans l’autre sens et il ne pourra pas s’échapper ! » Rue Saint-Denis puis vers la place de Grève, les rues sont étroites et sinueuses. Je bondis au-dessus de tas d’ordures fouillés par de nombreux animaux. Je bouscule des merciers ambulants, des marchandes de rubans, des rémouleurs. Je passe sous des échelles de couvreurs que je fais tomber des toits, renverse derrière moi des barriques de tonneliers. Là-bas, c’est la taverne de La Truie qui file près de laquelle j’entends venir des cliquetis métalliques. Au bout de la rue du Martroi-Saint-Jean, le galop des cavaliers déboule. Je suis perdu ! Une main me tire par le capuchon. Une porte se referme et je me retrouve dans le noir où j’entends des voix de sergents demander :

— Ben, où est-il passé ?

— Il ne serait pas entré là ?

— Chez la Catherine de Bruyère ? Tu plaisantes, toi ! Si tu la connaissais… Il a dû retourner vers la rue Saint-Denis. Allons voir…

Des entrechoquements d’armes contre des cuirasses et des bruits de sabots ferrés sur les pavés s’éloignent. Ma respiration haletante et oppressée se calme peu à peu. Dans l’étroit corridor sombre où je me trouve, je suis en nage. Au bout, un escalier mène aux étages d’où tonne une voix de matrone que je reconnais :

— Qu’est-ce que c’est, Isabelle ?

Un timbre mélodieux, près de moi, lui répond :

— Rien, mère. Juste un chat errant qui grattait à la porte.

— Il va l’abîmer. Je me plaindrai au prévôt. Pourquoi es-tu descendue ?

— J’avais entendu des cris dans la rue.

— J’attaquerai les voisins en justice pour tapage. Remonte et viens continuer ta broderie.

— Oui, mère.

Mes pupilles commencent à s’habituer à l’obscurité du corridor et j’entrevois mieux le visage d’Isabelle de Bruyère. De grands yeux calmes, une manière de pencher la tête sur le côté avec ironie et une bouche faite pour les baisers que j’embrasse tendrement. Elle m’embrasse aussi. Nos bouches jointes et mobiles enferment le secret d’un doux ballet de langues. Mes mains sur sa taille fine glissent le long de ses hanches. Elle me prend les poignets et les remonte :

— Maître François, vous êtes un drôle d’ecclésiastique…

Et elle redescend elle-même mes doigts sur ses fesses tandis que, là-haut, la mère s’impatiente :

— Eh bien, alors, Isabelle ! Tu remontes ou quoi ?

Je chuchote à la fille de celle qui a fait pendre mon père : « Quand pourrons-nous nous revoir ? »

— Demain après-midi entre deux heures et quatre heures. Où ça ?

La porte du salon s’ouvre à l’étage, illumine le palier où s’étend l’ombre de la mère jusqu’au bas des marches :

— Isabelle ?

Je sors en chuchotant :

— Sous la Pierre-à-eau, le réservoir en plomb de l’Hôtel-Dieu…

35

Folles amours font les gens bestes : Salomon en ydolatria, Samson en perdit ses lunectes. Bien eureux est qui rien n’y a…

Seul, au fond d’une cave accolée aux fondations des remparts, immergé dans une barrique emplie d’eau chaude près de quelque piscine ruinée et vide, j’écris. La porte de l’étuve s’ouvre et Guy Tabarie entre :

— Ah, François ! Je t’ai enfin trouvé… Mais qu’est-ce que tu fiches là, dans ce repaire de bandits le plus louche de Paris ?

— J’écris, lui dis-je, désignant les feuilles de papier, l’encrier et le verre d’hypocras installés sur la tablette posée en travers du rebord de ma cuve.