Guy est resté habillé. La vapeur de la cave humidifie ses vêtements. Les micro-gouttelettes teintent d’un voile gris le tissu jaune de son surcot sur lequel il glisse un revers de main :
— Pourquoi est-ce qu’on ne te voit plus depuis des mois ? Tu es amoureux ou quoi ? Le matin, tu ne viens plus à La Truie qui file. L’après-midi, on ne sait pas ce que tu fais. Dimenche et Dogis s’inquiétaient, les autres aussi…
— Les autres ! Tu parles… Je sais qu’ils me considèrent comme le responsable des nombreux morts et blessés du 9 mai, du refus des professeurs d’enseigner pendant plus d’un an. J’étais leur poète. Je ne le suis plus… On m’évite. Je suis devenu mauvais goût, rejeté par tous. C’est la fin de mes études. Je ne serai jamais ecclésiastique. Le quartier de la Sorbonne, je n’y ai plus ma place. Les écoliers, les étudiants, les clercs, plus rien à faire parmi ces oiseaux-là !
Je me glisse dans l’eau au fond du tonneau, y demeure en apnée. Je deviens poisson. J’assiste à ma métamorphose. Je reste longtemps jusqu’à l’étouffement et l’étourdissement. Des couleurs et des ondulations circulent le long de mes jambes. Sur mes bras, les reflets ressemblent à des écailles. Je ressors à la surface dans des éclaboussures.
Tabarie est parti. Mais la piscine s’est remplie de corps cicatrisés. Dans la barrique face à moi, un beau gars très étrange se badigeonne les épaules du suc d’une herbacée à fleur rose et odorante. La saponaire, en se dissolvant dans l’eau, mousse autour de lui. Un petit homme nu et tordu, sans oreille, un doigt coupé, l’œil gauche crevé et blanc, une cicatrice traversant le sommet de son crâne et l’air mauvais, escalade comme un insecte le rebord de la cuve d’à côté. Un gros ressemblant à un lutteur de foire, ventre, dos, bras, recouverts de poils noirs frisottés, un collier de gras à la gorge, le crâne rasé, les sourcils surabondants, pénètre à son tour dans la même barrique. L’eau déborde et fume sur le carrelage beige à fins motifs ocre.
Le gros, à l’accent picard, articule au petit quelque chose qui doit être une excuse mais à laquelle je ne comprends rien. Les mots sont en français mais la phrase n’a aucun sens. Pourtant, l’autre répond en nommant le gros : Dom Nicolas.
L’écoute des nombreuses conversations dans la piscine est pour moi tout aussi incompréhensible. Je me retourne. Ils sont une douzaine, plus proche de la bête sauvage que de l’humain. Ils ont tous des têtes de dingues — le genre de gars qu’on ne souhaite pas rencontrer la nuit à l’orée d’un bois. Côte à côte, les bras accoudés derrière eux sur le rebord de la piscine, le reste du corps nu dans l’eau, l’un d’eux soulève une paupière alourdie vers moi. Il n’a plus de nez. Le cartilage des cavités nasales palpite dans l’air saturé de vapeur au-dessus d’une grimace qui dévoile ses molaires vertes et bleues. Il est prêt à me tuer à tout moment. Un autre est si chevelu qu’on ne distingue plus la naissance de sa longue barbe ni de ses volumineuses moustaches mêlées aux cheveux. Sa tête est une grande fourrure noire d’où émergent des yeux hallucinés. Cet autre possède le visage le plus fourbe que j’aie jamais vu. Tous les plis de ses traits ne racontent que le vice poussé à l’extrême. Près de lui, un abruti dangereux ouvre en grand sa bouche par secousses continuelles comme s’il étouffait et tape mécaniquement, de son poignard, le rebord de la piscine. Mais qui sont ces gens-là ?!
Sous la massive maçonnerie embuée du plafond en coupole, les flammes des torchères, accrochées à la muraille, grésillent dans l’humidité. Des lambeaux de peinture rose écaillée se soulèvent et remuent — bavardent — lorsque les trous des murs diffusent des jets de vapeur mêlés à la langue secrète des baigneurs.
Dans la barrique face à moi, le beau gars très étrange se lave les cheveux avec une décoction de feuilles de noyer et de chêne. Il observe sur ma tablette le verre d’hypocras, les feuilles de papier humecté, l’encrier et ma plume d’oie :
— C’est toi, le poète des étudiants ?
— Vous me connaissez ?
— On a entendu parler de tes douces plaisanteries…
Il me sourit. Toutes ses dents sont taillées en pointes acérées. On dirait qu’il n’a que des canines qu’il frotte et nettoie du va-et-vient horizontal d’un index enduit de pâte de poudre de corail ou d’os de sèche écrasé.
À l’intérieur de la barrique d’à côté, où le gros Dom Nicolas aux épaules frisottées prend presque toute la place, le petit sans oreille réussit à se tourner dans ma direction. Main par-dessus l’autre au rebord des douelles du tonneau, ses longs doigts maigres s’agitent comme des pattes de sauterelle. Menton sur les poignets, il me dévisage avec gourmandise de son œil droit. Le gauche, blanc, est encore plus inquiétant. Une multitude de petites vagues se forme à son front et ses filets de salive bavent pour moi quelques phrases irréelles. Le beau gars aux dents cruelles l’interrompt en l’appelant Bar-sur-Aube.
Bar-sur-Aube ne dit plus rien mais continue à me regarder. Je demande à celui qui paraît être le jeune chef :
— Quelle langue parlez-vous ? Ce n’est pas du dialecte de la Basoche ni de l’argot homosexuel. Ce n’est pas du jargon de mercier ou de boucher…
L’autre dévoile la dentelle de pointes à ses gencives tandis que je poursuis :
— On dirait que vous nommez une chose par son contraire… Que vous adoptez aussi, de convention, un mot de la langue courante pour une signification différente et opérez une translation inverse. C’est ça ?
Dom Nicolas se secoue d’un rire dans la barrique où l’eau remue et submerge le crâne cicatrisé de son acolyte au ras du tonneau. Pendant qu’il s’esclaffe, je découvre au gras de sa gorge le scintillement d’une chaîne où pend une petite coquille Saint-Jacques en argent. Bar-sur-Aube, qui se redresse et l’engueule, en a une aussi. Celui en face de moi également. Je me retourne. Ils ont tous le métal argenté d’une coquille Saint-Jacques en pendentif. Ma première idée est de jaillir du tonneau, de cavaler aussi vite que je peux dans l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée et de fuir nu et trempé par les rues. Je réussis à me maîtriser… difficilement. Je bégaie au beau gars :
— Vous… Vous ê-êtes ?…
— Colin de Cayeux. Les yeux m’en sortent de la tête :
— C’est vous, le roy de la Coquille ?!
Colin de Cayeux se glisse hors de la cuve avec la souplesse d’un chat. C’est à peine si l’eau du baquet a tremblé en surface. Sur le carrelage beige de l’étuve, il essuie sa tête penchée en avant dans une longue serviette blanche d’où s’échappe sa voix assourdie :
— Que sais-tu de nous ?
Tandis que les plis immaculés du tissu-éponge s’agitent autour de son crâne comme les circonvolutions remuantes d’un cerveau malade, je lui réponds :
— On dit que vous êtes la plus grande bande d’écorcheurs de l’époque… Qu’après cette guerre de cent années où vous étiez mercenaires ou soldats, plutôt que de devenir paysans et de défricher les campagnes, trop habitués à la violence, vous avez préféré former à votre compte une armée errante de dix mille brigands… Que vous attaquez et pillez des villages, des villes comme Dijon, que vous laissez derrière vous tout en sang et en flammes : les pressoirs, les moulins, les outils de travail, les récoltes incendiées. Un voyageur rescapé, qui a assisté à vos méfaits, m’a dit : « J’ai vu et entendu des cruautés et des atrocités telles que nul n’en a jamais ouï raconter auparavant. On ne saurait imaginer le genre de tortures auxquelles les Compagnons de la Coquille soumettent les pauvres gens qui tombent dans leurs mains. » Tout son corps tremblait à ce tableau chaque fois qu’il lui revenait en mémoire… Vous n’auriez pas besoin d’un poète, Colin de Cayeux ? Le roy de la Coquille sort la tête de sa serviette :