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— Barre-toi.

— Pourquoi tu ne me fais jamais venir au bordeau-étuve à l’enseigne du Sanglier ? Les autres filles ne veulent pas mais moi…

— Je t’ai dit de te barrer !

La très hideuse, grande et maigre ribaude, s’en va en traînant ses chaussons sur le sol en carrelage cassé jonché de feuillages : « À force, je vais finir par être la première prostituée au monde à redevenir vierge… »

C’est alors que j’aperçois là-bas, accoudés à une table devant la cheminée, Dimenche Le Loup et Guy Tabarie qui me regardent. J’assois sur un banc, près de Colin de Cayeux, mon corps endolori tandis que Coquillards et clients louches de l’établissement rient de celui de la Machecoue et de mon forfait au cimetière des Saints-Innocents. Les vins recherchés de Coucy et d’Orléans montent à la tête de ces gens et les vanteries les plus extravagantes se succèdent sans borne ni mesure. C’est plaisir que d’entendre leurs beaux récits : ce n’est que guet roulé dans le ruisseau, que bourgeois rossés, que bourgeoises, voire nobles dames induites à mal par ces galants. On nous apporte à manger. Le Roy de la Coquille, en se servant, me dit doucement :

— Tu ferais mieux d’arrêter là…

— Pourquoi j’arrêterais ?

— Alors, tue.

— Maintenant ? Qui ?

— Choisis-toi une victime dans cette taverne et va l’égorger, devant deux témoins, au bois de Vincennes…

Accoudé et le menton dans une paume, je balaie d’un lent regard les marins du port de Saint-Landry, les ouvriers, les clercs de la Cité — tous les clients de la salle aux murs rougis par les flambeaux. Qui tuer ? À ma gauche, Dom Nicolas et Bar-sur-Aube sont en grande discussion amicale. Je lève un bras et appelle quelqu’un dans la taverne :

— Eh, la Machecoue !

39

« Dis donc, la ribaude, le printemps est la saison de l’amour… Si nous allions le faire au bois de Vincennes avec mes deux amis attablés, là ? » dis-je en avançant vers Tabarie et Dimenche qui n’en revient pas :

— Il est fou, lui !

Guy écarquille ses yeux comme des cloches d’église :

— Mais François, il paraît qu’elle peut faire des nœuds avec ses seins alors comment veux-tu que ?…

— Ô, ce serait le plus beau jour de ma vie ! s’exclame la Machecoue. Je lui demande :

— Et tu n’as rien contre qu’on y aille tous ensemble ?…

— Trois ouvriers font plus qu’un ! rigole-t-elle, de sa bouche affreuse.

Je frappe dans mes mains :

— Allez, allez, les gars ! Ne faites pas vos donzelles. Vous n’aurez qu’à fermer les yeux et croire qu’elle est Marion l’Idole !

— Ça ne va pas être facile…, soupire Dimenche en se levant quand même.

Par un dédale de ruelles malodorantes, nous allons jusqu’aux remparts puis, hors de Paris, traversons le village et les vignes de Montreuil. Mes deux compères traînent la patte sans enthousiasme tandis que, devant eux, je vais près de la Machecoue à qui je demande :

— Triste paillarde, on n’a jamais beaucoup parlé tous les deux. Quelle est ton histoire ?

— Pour une joie, mille douleurs…

Elle se dit née à Corbie — ville qu’elle aurait quittée il y a vingt ans. Elle a depuis été servante à Clermont, Beauvais et Senlis. À Senlis, placée chez un curé, celui-ci l’aurait faite entrer dans une maison close et ensuite conduite à Paris, rue Glatigny puis au bordel de Tiron où elle se prostitue depuis dix ans sans aucun succès.

— C’est Philippe qui m’a acheté cette nouvelle robe pour me consoler…

— Philippe ?

— Philippe Sermoise, mon abbé souteneur.

— Tu as un souteneur ? Il ne doit pas manger tous les jours à sa faim…

— Moi non plus.

Derrière, Dimenche Le Loup et Guy se marrent. Tabarie, plié de rire, manque de tomber à l’eau en franchissant une rivière. La Machecoue se retourne :

— Si tu te noies, ne me lègue ni ton cœur ni ton foie : j’aimerais mieux autre chose…

La fille de péché au bois de Vincennes ! Je crois que je me souviendrai toujours d’infimes détails : la douceur de l’air, le son lointain de la masse des tailleurs de pierre et du maillet des charpentiers.

— Retire ta robe.

Le cri des oiseaux dans le ciel, la fuite des bêtes des champs, le bruissement des feuillages et, sur l’herbe, des gouttes écarlates qui fleurissent. C’est bizarre et Satan doit rire. Ce premier jour de juin m’a tout saoulé. Le retour à Paris se fait en silence.

Je pousse la porte de la taverne flamboyante tandis que Dimenche et Guy parlent dehors. J’arrive devant Colin de Cayeux :

— Je pense que ce qui appartenait à la truie doit revenir de droit aux pourceaux !

Je jette devant lui, sur la table, un peu de billon :

— L’argent de sa robe que j’ai vendue au retour dans le village de Montreuil.

Tabarie arrive. Je pivote vers lui :

— Ben, et Dimenche ? Il n’entre pas ?

— Il m’a dit qu’il ne voulait plus jamais te revoir, que tu le dégoûtes.

40

À l’heure où la lune s’élève à l’horizon, où le vent du soir siffle à travers les os des pendus, dans ma chambre, je remonte la couverture, je cache dessous ma trahison.

Toute la nuit, je ressens à la main gauche les vibrations de la dague dans les craquements de cartilage du larynx de la pauvre ribaude. Le mouvement oscillatoire de la lame remonte en ondes le long de mon bras, vibre à mon épaule, m’atteint la tête ! Quand je me retourne dans le lit, mes pensées s’ébrouent comme la poudre de pierre autour du calot de Dimenche. Je pourrais moi-même me condamner à être brûlé et mis en cendre ! L’évocation de mon crime est telle que je crois entendre des bruits d’épées tombant sur le palier mais c’est le ronflement de maître Guillaume dans la chambre d’à côté. Trassecaille dort sous les toits. La nuit est étoilée. Je me tourne sur le dos et regarde le plafond. Un écho sonne et sonne dans ma chair entière où brille la croix d’un cimetière. J’ai refusé les battements divins du ciel. J’ai faussé les poids de la balance. Certain de ma ruine, je suis comme un tisserand qui tiendrait dans sa main de la laine enflammée ! Les ombres de la chambre questionnent en vain mon insomnie.

Le lendemain matin, je descends en me frottant les yeux et j’entends Gilles dire au chanoine : « C’est un onguent à base de plantes calmantes que m’a conseillé l’apothicaire d’Andry Courault. Vous savez, le procureur parisien du roi René qui loge près d’ici à l’enseigne du Lion d’Or. D’ailleurs, ce procureur aimerait vous rencontrer pour savoir si cette année vous “ferez taverne” du surplus de l’an dernier. Il voudrait acheter quelques fûts de vos vignes du Clos aux bourgeois et des bocaux de confiture de cerises du cloître. »

J’entends un bruit de banc qu’on approche puis :

« Là, chanoine… Donnez-moi vos mains et essayez de détendre vos doigts. Je vais vous les masser. Voilà, c’est bien, ça vient. »

J’arrive en bas et mon tuteur, dans son fauteuil près de la cheminée, découvre mes chausses de la veille déchirées, mon pourpoint lacéré, mon hématome à l’œil et mes bosses au front.

— Mais que t’es t-il arrivé, François ?!

Les doigts de maître Guillaume se replient et se crispent dans ses paumes.

— Et voilà ! Tout est à recommencer…, souffle le bon bedeau à la figure de dégorgeoir de cathédrale en remontant ses lourdes lunettes sur son vilain nez tandis que je sors par la porte donnant rue Saint-Jacques.