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— Où vas-tu ? me demande le chanoine.

— Dans les écuries d’Augias. Mais ce sera pour en remettre.

— Il a changé, soupire l’accent bourguignon et trembloté d’angoisse de mon tuteur.

— Depuis qu’il a six ans vous dites ça chaque matin, chantonne la voix rassurante et ensoleillée de Gilles.

— Oui mais là, il a vraiment changé…

Le bedeau ne sait plus que faire de son pot d’onguent apaisant.

41

Dans ce bouge de la rue du Sac-à-Lie, je rejoins Dom Nicolas, Bar-sur-Aube et Colin de Cayeux attablés autour d’un plat de pois au lard qu’ils finissent. Je m’assois à gauche du roy de la Coquille et face à l’ancien moine picard adossé contre un mur près du rescapé d’Azincourt. Une servante arrive et me demande ce que je désire.

— Rien, je n’ai pas d’appétit.

— Mais si, dit Colin à la fille. Sers-lui donc une perdrix…

On pose devant moi une jolie volaille dorée que je contemple, l’estomac noué. Le roy de la Coquille remarque mes yeux cernés :

— Mal dormi ?

Autour de nous, ce sont des pipeurs de dés vivant aussi de l’amour, des qui s’écrient dès que leurs verres sont vides : « Ici ! » Ces rudes buveurs dès l’aube, coiffés du bonnet des larrons en makellerie, s’entretiennent de leurs ribaudes : « Savez-vous que la Machecoue a été égorgée hier ? Dogis l’a trouvée dans une clairière du bois de Vincennes. »

— Tiens, à ce propos, où est-il Robin ?

— Il cuisine une terrine forestière.

Les trois Coquillards lorgnent ma perdrix. Colin me demande : « Tu ne veux vraiment pas la garder pour toi ? » Comme je ne réponds rien, il la déplace au centre de la table pour qu’ils puissent se la partager et s’en régaler entre Écorcheurs. Les pensées ailleurs, je murmure : « Voilà, c’est fait. Je vais pouvoir apprendre puis écrire dans votre langue. J’ai réalisé un vol scandaleux aux yeux de tous et commis un crime écœurant devant témoins… »

— Oui, il ne manque plus que ton cadeau, me dit le roy de la Coquille.

Percevant ma surprise, il poursuit de sa belle voix grave :

— Ne t’avais-je pas prévenu qu’après les deux premières épreuves, tu devrais nous octroyer ce qu’on te demandera ?

— Que voulez-vous ?

— Offre-nous ta femme.

Ce gars veut me voir me jeter du haut de la falaise. Je le regarde. Il se tourne vers moi. Colin de Cayeux est très beau dans sa longue robe fluide bleu ciel qui ressemble à une toge d’empereur romain. Pas tellement plus âgé que moi, peut-être vingt-huit ans, une peau blonde et des yeux clairs. Un redoutable visage qui pourrait aussi sembler angélique si ce n’est, quand il sourit, ses surprenantes dents de requin ! Dans le reflet imprécis de ses incisives, canines et molaires taillées en pointe, je découvre ma figure décomposée par ce qu’il me demande. Il rejoint ses lèvres, avale mon image :

— Alors ? Livre-nous ta bourgeoise qu’on s’amuse un peu avec elle…

Assis devant moi, Dom Nicolas, tranquille et torse velu, écarte les cuisses de la perdrix jusqu’au démantèlement des articulations puis en porte une à ses petites lèvres rondes et sensuelles sous son chapeau-cloche beige à plumes violettes. À sa gauche, dans la soutane trop vaste, Bar-sur-Aube, à même la carcasse, agite ses mandibules aux dents déchaussées qui bavent et il me fixe de son œil blanc. Il tourne la tête vers le moine picard et lui chuchote, en jargon coquillard, quelque chose à l’oreille. L’autre se marre et les lourds colliers de graisse ballottent à sa gorge. Sourcils relevés et lèvres avalées, je réponds au roy de la Coquille :

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Isabelle de Bruyère est comme enchâssée dans mon cœur…

— Eh bien, justement, sinon où serait l’exploit ?

— Ce n’est pas possible de faire ça.

Colin racle un ongle sur un os de la perdrix dont il détache un bout de chair qu’il porte à ses lèvres :

— Dom Nicolas, qui aimes-tu le plus au monde ?

— Ben, Bar-sur-Aube.

— Tue-le.

Schlac ! Le moine picard attrape sa dague et la jette jusqu’au manche dans la poitrine de son voisin qui tombe sur la table, le visage hébété, dans la stupeur générale de la salle. Une grande tache de sang s’étale autour des reliefs de la perdrix. Dom Nicolas coupe les cordons de la bourse de Bar-sur-Aube. Colin de Cayeux s’essuie les mains sur sa robe bleu ciel, se lève et me dit :

— À demain après-midi, au bordel-étuve des remparts.

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Ah !

43

Alors là, aujourd’hui, sous la Pierre-à-Eau — le réservoir en plomb sur pilotis de l’Hôtel-Dieu —, dire que je suis embarrassé, c’est vraiment peu dire. Venant vers moi, Isabelle de Bruyère l’a tout de suite remarqué et s’en amuse :

— Ouh, là, là ! Il en fait une tête, celui-là…

Coiffée d’un escoffion en forme de cornes d’où une résille retombe en plis jusqu’aux épaules, elle est vêtue d’une robe moulante gris perle à petits points blancs. Elle n’a jamais été aussi belle et se moque de moi :

— Mais qu’est-ce qu’il a mon poète aujourd’hui ? Des soucis avec ses ballades et ses rondeaux ?

— Non, ce n’est pas ça…

— Eh bien, alors souris ! La vie est belle. Regarde, dans moins d’un mois ce sera l’été !

Elle m’enlace de ses bras et pose ses lèvres parfumées sur ma bouche où elle plaisante :

— Monsieur m’oublie pendant deux jours et c’est lui qui est morose et muet… Si je dis ça à ma mère, elle te fait un procès ! Encore hier, j’ai arpenté la berge pendant plus d’une heure à t’attendre. Les gens ont dû me prendre pour une ribaude. Crois-tu qu’on puisse me prendre pour une ribaude ?… continue-t-elle, langoureuse, en plaquant et balançant latéralement ses hanches contre moi. Avec qui étiez-vous, larron ? Répondez sinon c’est mon oncle, l’évêque d’Orléans, qui vous interrogera !

— Des gars que j’ai rencontrés…

— Ah bon ? Où ça ?

— À l’enseigne du Sanglier.

— Connais pas. Fais-moi visiter. Allons-y… Pourquoi tu ne me présentes jamais à tes amis ? Je ne suis pas assez bien pour eux ?

Elle se recule d’un pas, fait sa jolie en tournoyant — ventre plat, les reins cambrés sculptés comme le manche en ivoire des petits couteaux dont se servent les demoiselles. Ses pieds arqués, minces et nerveux dansent autour de moi.

Un chaton, sur la berge, joue avec sa queue, tourne en rond, multiplie les gambades, court vers le Petit-Pont. Nous le suivons. Rue de la Huchette, Isabelle pose sa tête sur mon épaule :

— Il en est de nous comme du chèvrefeuille qui s’enroule autour du coudrier : une fois qu’il s’y est attaché et qu’il entoure la tige, ils peuvent longtemps vivre ensemble mais si on les sépare, le coudrier meurt bien vite et le chèvrefeuille aussi. François, en est-il ainsi de nous : ni toi sans moi, ni moi sans toi ?

Rue de la Harpe, je m’arrête, l’embrasse puis la regarde. J’ai grand-peine à en détacher mes yeux car ils sont retenus de force par la grande beauté d’Isabelle. Je suis tellement occupé à la contempler que j’en oublie de marcher si longuement qu’elle me dit : « François, viens, tu rêvasses ! » Après cette remarque, je baisse les yeux n’osant plus la regarder tant que dure ce trajet. Pourtant, je la contemplerais encore volontiers et plus que je ne l’ai jamais fait. « François, avance ! Est-ce que tu dors ou tu rêves ? »