Près de la porte d’Enfer, dans une ruelle longeant les remparts — le tout navrant avec un air de saleté — nous arrivons sous l’encorbellement d’une maison à l’enseigne du Sanglier. Je dis à Isabelle :
— Voilà, c’est là…
— Eh bien entrons ! rit-elle d’un joli rire cristallin qui tintinnabule comme la clochette accrochée au-dessus de la porte du bordel-étuve.
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« J’espérais que tu ne viendrais pas… » C’est par cette phrase que m’accueille Colin de Cayeux lorsqu’il se retourne vers le tintement de la clochette fixée à la porte d’entrée. « Mais maintenant que tu es là, assieds-toi et regarde… »
C’est une salle crasseuse puant l’humidité, au plafond bas à grosses poutres et vaste cheminée où pétillent des braises. Un escalier en pierres glissantes descend vers les buées de l’étuve à la cave, un autre en bois démoli monte aux chambres de l’étage. Ça sent ici l’urine, la merde froide, le foutre séché et un peu la douce odeur du sang qui laisse un goût de fer sur la langue.
L’endroit est obscur, malgré sa fenêtre, à cause de la haute muraille des remparts qui y appuie son ombre du matin au soir tout au long de l’année. Le tenancier de ce bordel-étuve allume des lampes à huile dont la tige recourbée en crochet permet de les agripper en divers endroits :
— Voilà, messieurs. Amusez-vous bien, conclut-il, en refermant derrière lui une porte qui mène à son arrière-boutique, nous laissant seuls avec Isabelle debout au milieu du dallage.
Accoudés à quelques grossières tables de bois disposées contre les murs, tous les Coquillards se lèvent et enjambent les bancs, s’approchent lentement d’elle. Ils sont une douzaine à la contourner pour mieux la jauger de face, de profil et de dos. Ils se croisent en sifflant d’admiration :
— Eh bien, mon vieux, voilà un beau cadeau… Quelle perdrix !
Certains claudiquent leur corps déglingué par des années de guerre contre les Anglais — du temps où ils étaient des « Fer vêtus ». Leurs casques et armures embouties dans des batailles épiques ont laissé des séquelles physiques et mentales. Des estropiés s’appuient sur des béquilles avec des gueules de gens qui n’ont plus rien à perdre tellement ils en ont fait, tellement ils en ont vu… Celui dont l’opulente chevelure noire se confond avec la longue barbe paraît halluciner. Des pupilles brillent parmi ses poils. À côté, l’abruti dangereux qui suffoque continuellement manque de s’étouffer devant la courbe des seins ronds d’Isabelle de Bruyère. Il en lâche sa dague dont il tailladait l’air par secousses nerveuses, tend ses doigts tremblants vers la robe moulante gris perle dont le contact à la poitrine lui fait l’effet d’une foudre. Il s’en jette aussitôt, à la bouche, sa main qu’il mord au sang en poussant des cris frénétiques. Isabelle recule :
— François ! Mais qui sont ces gens-là ? Un autre, derrière, lui plaque une paume sur les fesses. Elle se retourne. Il a dénoué les aiguillettes de ses chausses tombées sur les chevilles et dresse son orgueil génital d’une taille et d’un volume anormaux. Son voisin, Dom Nicolas, torse velu, bras croisés et mains sous les aisselles, se marre de la surprise d’Isabelle :
— Ah, ah, il en a hein ! Et il sait l’employer ! C’est Petit-Jean, nommé le bon fouteur.
— François…
Je vais pour me lever. Une rugueuse main de Colin de Cayeux, resté à ma gauche, me plaque et me rassoit dans le fauteuil en bois prévu pour moi :
— Il ne fallait pas l’amener. Maintenant plus personne ne pourra la leur retirer…
Je maintiens ma pression pour me dresser. Il maintient la sienne sur mon épaule. Je me relâche. Le cercle de Coquillards s’ouvre devant la porte d’entrée. Isabelle s’élance pour déguerpir. Dans son dos, Pochon de Rivière catapulte ses bras aux talons de la fille et en soulève d’un jet la robe par-dessus ses épaules.
Isabelle est totalement nue dessous sauf ses bottines à boucle. Le visage et les bras en l’air coincés dans le fouillis de tissu de la robe, tout le monde peut constater la perfection arquée de ses formes : ses seins blancs galbés aux pointes roses dressées, son ventre plat étiré, la finesse de sa taille, la plénitude de ses hanches larges sur de longues jambes en haut desquelles scintille le gentil triangle doré d’un buisson ardent. Un Coquillard s’agenouille devant, les bras en croix, follement, fanatiquement. Dans la clarté des torches et des lampes à huile, elle est une poupée de neige.
Ils la jettent au sol, arrachent à sa tête la robe qui entraîne l’escoffion et la résille d’où s’échappe sa chevelure blonde qui se répand en flots à ses épaules. Sa croupe, ses reins, ses flancs les rendent tous fous. Mon amour, ma poupée de neige abattue et étendue de tout son long sur le dallage, fond et transpire, Dieu sait quelle sueur !… Leurs mains en quête sur ses seins, son dos, son ventre. Ils se la repassent, se font sucer, la baisent et l’enculent. Je ne fais plus qu’entendre ses cris, le bruit des corps en elle — enclume et marteau sans clémence — les injures : « Tape ferme et dru, bonne bougresse ! » C’est trop. Je n’entends plus rien. Le monde devient totalement silencieux. Je suis comme sourd, ne fais plus que voir passer devant mes yeux incrédules des images irréelles auxquelles je ne peux croire et dont je ne garderai aucun souvenir si ce n’est quelques détails futiles : le va-et-vient des ongles d’Isabelle dans un lambeau de sa robe déchirée glissant sur le carrelage forme des petites vagues gris perle. Je me rappellerai aussi, qu’au-dessus d’elle, le ventre d’une sangsue confessait une poutre. Appréciez sans vertige l’étendue de mon innocence… C’est le tintinnabulement de la clochette de la porte d’entrée qui me sort de ma rêverie, me ramène à la réalité.
Deux sergents du prévôt ont fait irruption dans le bordel-étuve, suivis par Jean Bezon. Tiens, il n’a toujours pas été destitué celui-là ? L’un des gens du roi porte un seau empli de braises où rougeoie une tige métallique tandis que le lieutenant criminel s’exclame :
— On nous a avertis qu’il y aurait sans doute une nouvelle ribaude ici ! On doit la marquer du signe d’infamie.
Il est toujours coiffé de son casque à cornes. Les plis de sa cape brune tournoient tandis que les Coquillards libèrent le corps d’Isabelle où se précipite Bezon. Agenouillé sur elle à même le dallage, il est embarrassé par le tas de ceintures à sa taille. Sa tunique orange, décorée d’un blason, s’étire pardessus sa cotte de mailles. Il est aussi gêné par l’absence de sa main droite. Il écrase et étouffe, du moignon de son avant-bras, le visage de la fille tandis qu’on lui tend la barre rougie mais Isabelle se débat. Le lieutenant criminel empêtré ne réussit pas à lui bloquer l’épaule qu’elle bouge sans cesse alors il la marque sur le côté, pleine gorge, juste sous la mâchoire. Un dessin de fleur de lys grésille profondément sa chair dans des filets de fumée aux odeurs de truie grillée.
Lorsque Jean Bezon veut se relever, alourdi par l’âge et encombré par ses armes à la taille — épée, hache danoise, masse d’armes et dague — Isabelle en profite pour s’enfuir, arrachant au passage, à la fenêtre, un rideau vert souillé de déjections dont elle enroule son corps. Elle court dans la ruelle, le long des remparts. Le sergent-criminel et ses hommes s’en vont aussi, délaissant les Coquillards. Leur connivence est visible. Je demande :
— Qui les a avertis ?
— Moi, répond le roy de la Coquille en ouvrant un coffret d’oreries et de perles pillées à quelques Babylones dont il extrait une chaînette où pend une petite coquille Saint-Jacques en argent. Les anneaux de la chaîne s’enroulent et se déroulent. L’emblème des pèlerins du Mal pivote et je vois qu’à l’intérieur un minuscule rubis luit comme une goutte de sang. Colin de Cayeux lâche ce bijou symbolique dans mes mains :