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— Bienvenue parmi les ignobles, cher poète…

45

— La nuit dernière, j’ai rêvé que je me vomissais entièrement, de la pointe des cheveux à la plante des pieds. Tout mon corps partait comme ces queues de renards liquides que les ivrognes dégueulent contre les murs des tavernes.

— Oh, ben dis donc, Couille de Papillon, en voilà un rêve !

— Si tu savais, Margot, le mal que j’ai fait à mon amour…

Je suis étalé comme un chiffon sur le dos de la grosse prostituée, en position de jument, qui boit, à même le bec verseur, un hanap d’étain empli d’hypocras tandis que je la prends sans entrain :

— Je suis surtout venu pour pleurer dans ton cul sale.

— Pas que pleurer…, râle son petit mari en grimpant avec difficulté les quelques marches qui mènent au réduit où nous nous trouvons. Qu’est-ce que j’aperçois là, qui ballotte trop au-dessus du jardin ?

— Mais laisse, Pierret, tu vois bien qu’on parle !

Le larron en makellerie redescend en se tenant les reins et grognant :

— Alors, parce qu’il fait de la peine à sa femme, il vient enc… la mienne. Elle est bonne, celle-là !

Pierret, depuis que je le connais, a beaucoup vieilli contrairement à la grosse Margot dont les lueurs d’apothéose empourprent la fierté sereine de ses poses où rayonnent des choses éternelles. Sa gorge enflammée et lourde me saoule. Sa forte chair d’où sort l’ivresse est étrangement parfumée. Je perds sur elle mon souffle et mon haleine. Ma bile s’épand sur son cœur :

— Margot, j’ai contracté des liaisons malsaines… et je ne sais pas aimer.

— Ah ça, amour est plus dur à mâcher que le fer, me répond la bonne femme en remuant son cul.

Ses plaques de graisse, ses flots de patience et de compréhension, battent en rythme tant que je m’y tends, m’y vide puis m’assouplis. Elle s’essuie avec le haut d’une de mes chausses dont je noue ensuite les aiguillettes en descendant les marches. Sur la table de bois noir près de la fenêtre, je dépose cinq sous tandis que Pierret m’offre à boire :

— Tiens, goûte ce vin blanchi à la craie. C’est le pire qu’on serve dans les bas quartiers de Paris !

Je déguste et grimace pendant que le petit mari de Margot tente de me consoler lui aussi. Je l’écoute faire de l’infamie une gloire, de la cruauté un charme, mais, brûlant d’amour et fou de douleur, je saisis mon chapeau et m’enfuis en renversant le banc tandis qu’il me lance : « Reviens ici quand tu seras en rut ! »

46

La langue pendante comme les bêtes harassées, je me traîne par les ruelles puantes jusqu’à la rue Sainte-Geneviève. Mes intestins font des nœuds, l’estomac me brûle et monte dans ma gorge. Je vomis sur la porte du collège de Navarre : « À la tienne, Polonus ! » Pierret avait tort, ce cru d’Argenteuil est excellent. Ah ! Ce m’est deuil de ne point le garder. Même quand il repasse, il a bon goût…

Vendredi 5 juin 1455, c’est la Fête-Dieu — un des innombrables jours fériés de l’année où salles de tribunaux, facultés, échoppes ont été closes. Les boutiques avaient les volets mis. Des bourgeois processionnent, vêtus de drap vermeil, derrière des prêtres en chape dorée et des frères en robe brune ou noire. Des taverniers dressent des tables dans la rue pour ce début de soirée. Violes et luths, flûtes et tambours, font danser la jeunesse sur les places. On bassine sur des ustensiles de cuivre empruntés aux cuisines. Il se vend aux enfants qui se coucheront tard des corbeilles de fleurs pour qu’ils en jonchent les rues d’un tapis.

Les pieds dans les pétales de roses d’une procession, je suis Dieu qu’on promène à travers la ville ainsi qu’un cortège de croyances parmi lesquelles la confiance que l’on fait à certaines herbes qui, cueillies la veille et portées ce jour de fête, guérissent de biens des maux.

Je m’assois sur un banc de pierre juste sous le cadran de l’horloge de Saint-Benoît. Il va être neuf heures. Le spectacle de la rue Saint-Jacques m’occupe et il y a de l’air ici, en hauteur, par cette chaude soirée.

Face à l’église, c’est plutôt calme mais plus bas vers la Seine, je découvre qu’à l’entrée de la rue du Mont-Saint-Hilaire et devant la Sorbonne on s’amuse. Ça danse, allume des torches. Quelqu’un de difforme en vient, couvert d’une chape bleue. Il frappe à coups de louche une bassine à confiture et porte de grosses lunettes. Gilles Trascaille, jovial, s’assoit sur le banc près de moi : « Votre tuteur est allé se coucher. Belle soirée, n’est-ce pas ? »

Je vois, accompagné d’un prêtre, passer une relation — Jehan Le Mardi, un artien dont les études à la faculté s’achèvent en ce mois de juin. Je lui fais un petit signe de la main. Le prêtre qui l’accompagne tourne les yeux et hâte le pas vers moi : « Ah, ventre bleu ! Maître François, je vous ai trouvé ! Croyez que je vous rosserai d’importance… »

Gilles lève la tête.

— Fils de putain, poursuit cet abbé que je ne connais pas, je voudrais que vous soyez mis entre les meules à tourner dans un moulin…

Hélas, qu’ai-je donc encore fait ? Que va-t-il se passer ?

— … Sale traître, vous m’avez causé un immense chagrin et emporté tout mon bonheur. Que tous les serviteurs de l’Enfer puissent vous accompagner et vous torturer des sept tourments capitaux !

Il n’est maintenant plus très loin de moi. Je me lève :

— Beau sire, de quoi vous courroucez-vous ? Vous tiens-je tort ? Que me voulez-vous ? Je ne crois en rien avoir méfait…

— Vous avez coupé le cou de mon amour, une pauvre fille, pour voler sa robe au cœur d’une forêt !…

— Êtes-vous Philippe Sermoise ?

Cette question est un aveu. Trassecaille en laisse tomber sa bassine qui tourne en rond sur les pavés dans un vacarme de cuivre. Je me défends, mal !

— Mais !… Lui, à Senlis, n’avait cure de confesser sinon les chambrières et les dames ! La Machecoue, il l’a mise dans une maison close puis l’a conduite rue Glatigny et au bordel de Tiron. Elle me l’a dit en allant à Vincennes !

L’abbé sort de sous sa soutane un couteau large et taillant à gros manche de bois comme pour tuer les pourceaux dont il me menace :

— C’est elle qui rêvait d’être ribaude. Mais la malheureuse, vilaine comme elle était, n’a jamais eu aucun client. La seule fois où on lui a proposé la botte, ça été vous pour trancher sa gorge… J’avais acheté une robe neuve vert amande pour lui faire croire qu’elle pourrait plaire ! Elle était gentille, cette fille…

Sermoise me frappe au visage, de la lame de son gros couteau. Un coup sur la lèvre supérieure qu’il ouvre en deux. Le sang gicle.

On ne sort pas à Paris sans sa dague bien que les sergents passent leur temps à les confisquer. Je tire la mienne, de ma ceinture, et frappe devant moi. Je blesse l’abbé en l’aine ou environ mais relâche malencontreusement le manche de mon arme. La fureur du prêtre blessé se décuple. Le Mardi s’éclipse. Je m’enfuis. Sermoise me poursuit jusqu’à l’intérieur du cloître de Saint-Benoît.

Parmi les petits cerisiers en fruits du verger et l’ambiance nocturne qui vient, trop grand, je m’empêtre dans des branches et le curé court vers moi, couteau au poing :

— Je renie Dieu ! Ainsi, ne vous en irez !

Sa large lame luit. Cette fois-ci, c’est fini. Il va me la planter de la mamelle en l’estomac mais Gilles qui nous a suivis me crie :