Je contemple le dos de celui qui ne veut plus être mon ami — Dimenche. Brandon enflammé, planté à sa gauche dans le sol, il grave et recopie le rondeau écrit sur une feuille de papier posée devant ses genoux parmi les débris d’ossements. À chaque coup de maillet sur son ciseau, sa chevelure frisée ébroue un peu de poudre de pierre qu’une brise apporte à mes narines. Je sais qu’il sent ma présence derrière lui mais, quand il a terminé, il se lève, ramasse son matériel, son brandon et s’en va avant le couvre-feu.
Maintenant, la nuit est tout à fait noire et Notre-Dame-des-Bois, au centre de la nécropole, n’éclaire pas jusqu’au réclusoir. Je m’approche, à tâtons, de la loge d’Isabelle de Bruyère. Je pose une oreille contre un des murs et l’entends respirer. Je me laisse glisser, en silence, le long de la paroi et guette des bruits de ses vêtements. Assis par terre sur des échardes de cubitus et des molaires, je passe la nuit tout près d’elle. Elle sait que je suis là et ne dort pas. Je glisse une paume le long du mur comme une caresse et sens, creusé dans la pierre, le tracé des lettres de mon rondeau que je relis du bout des doigts.
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Lorsque au matin arrivent dans le cimetière les bêlements des chèvres, les accents des premiers négociants, les cris des marchandes étalant leur camelote sur les tombes, je me lève et m’en vais discrètement par la petite porte de la rue aux fers.
Sitôt sorti, j’aperçois au loin un sergent en armure qui me montre du doigt à un autre qui me hèle :
— Hé !
Je hâte le pas en sens inverse et tourne à l’angle de la rue des lingères où je découvre Dom Nicolas, debout au cul d’une charrette chargée de grands tonneaux. Il soulève le couvercle de l’un d’eux et, tandis que j’entends courir des cliquetis métalliques de solerets, il me fait, désignant l’intérieur du fût :
— Psst, psst !
Je saute dans la barrique dont il rabat le couvercle. Un coup de fouet sur le dos d’un animal, les roues tournent parmi le chaos des pavés de la ville. Je tressaute dans le noir à l’intérieur de la paroi circulaire de cette futaille d’un muid. Je reconnais sur le bois, l’odeur âcre et le velouté de la lie d’un vin morillon. Cette délicatesse me touche. C’est mon nectar préféré. Il en reste même encore un peu au fond du tonneau. J’y trempe une manche de mon pourpoint que j’essore dans ma bouche blessée. Le bringuebale-ment des roues s’arrête. Je perçois des sons sourds de voix, que l’on frappe contre la cuve voisine qui sonne vide. Un ordre, la charrette redémarre. Je suis maintenant très longuement bousculé dans des ornières de chemins de campagne.
Je me réveille — j’ai l’impression de me réveiller — dans une autre cuve emplie d’eau chaude posée sur le dallage blanc d’une abbaye désertée. À travers les fenêtres ouvertes, je contemple le paysage : un vallon sauvage et encaissé, couronné de hauteurs boisées, enfiévré par les eaux dormantes d’un étang en contrebas duquel s’élève ce monastère… pour femmes. À l’architecture, au silence qu’il y règne, je sens que c’est un monastère de religieuses. D’après le temps du voyage à être secoué dans un tonneau par les ornières, je dirais que nous sommes à huit lieues de Paris, peut-être dans la vallée de Chevreuse.
La porte de l’abbaye s’ouvre derrière moi. Je me retourne dans le baquet d’eau. Pochon de Rivière entre, suivi par Petit-Jean nommé le bon fouteur. Je leur demande :
— Dom Nicolas n’est pas là ?
— Il est resté à Paris près de Colin de Cayeux.
— Pourquoi m’avez-vous amené ici ?
— Pour qu’on ne mette pas ton cuir à blanchir et dégraisser au séchoir avant le procès. On voulait t’éviter le marieur.
— Le marieur ?
— Ça veut dire « le bourreau », m’explique Pochon. Petit-Jean t’apprendra notre langue pendant ton séjour.
— Mon séjour ?
Une mère supérieure arrive à son tour, suivie d’une novice. La vieille chanoinesse est outrageusement maquillée — paupières recouvertes de bleu, de vert, cils allongés et noircis, les lèvres grandement peintes d’un rouge écarlate. Pochon l’accueille par un :
— Ah, Huguette du Hamel !
Huguette du Hamel… C’est elle ? À Paris, elle est évoquée comme un personnage de chanson, son nom est synonyme de débauche. Elle vient vers moi et m’évalue : « Donc, c’est lui ? Approche Alipson… » La novice, qui paraît avoir seize ans, fait quelques pas timides en détournant son regard de ma poitrine nue où pend, au bout d’une chaînette, une petite coquille Saint-Jacques en argent. Sa mère supérieure lui dit : « Tu vois, c’est ce gars-là qui va te préparer. » La fille ne paraît pas comprendre. Moi-même, je m’étonne. L’abbesse dite familièrement de « Pourras », puisque nous devons donc être à Port-Royaldes-Champs, explique à la jeune fille :
— Tu feras partie d’un convoi de nonnes chargé de suivre les gens en pèlerinage pour Compostelle. Ton rôle sera de satisfaire leurs désirs charnels lorsqu’ils s’arrêteront le soir dans des auberges ou au bord des routes. Ils verseront pour cela de l’argent qui servira à entretenir notre communauté de sœurs ribaudes. Tu seras putain de Dieu !
La petite vierge stupéfaite, qui recule et ne semble pas s’être engagée dans les ordres pour cela, bêle : « Mais ! Mais… » Pochon et Petit-Jean l’attrapent par les aisselles et la jettent face à moi, tout habillée avec ses chaussures, dans mon cuveau dont l’eau déborde sur le dallage de l’abbaye.
— Baise-la, me disent-ils. On te devait bien ça…
Au sortir de la guerre séculaire, qui a ruiné les campagnes et mis à sac villages et monastères, la discipline dans beaucoup de maisons religieuses s’est fort relâchée. L’abbesse de Pourras déclare à Petit-Jean :