Personne, autour de moi dans cette taverne, ne comprend ce que je lis à voix haute sauf les Compagnons de la Coquille qui se marrent et savent que j’ai dit :
Dans mes yeux, l’éclair d’acier de ma malice infinie de poète-grimacier au-dessus de ma bouche déformée. Le seul auditoire qui m’intéresse vraiment est celui des marginaux. Je dis à Colin de Cayeux :
— Mon tuteur veut m’envoyer comme poète à la cour du roi René. Quand je dis que je suis déjà le vôtre, il me répond : « Colin ? Le Diable le garde ! » Je crois qu’il aimerait que je me recule d’ordures telles que vous.
— Il a raison ! Mais regarde-toi, tu n’as point tournure de galant pour entrer chez le duc d’Anjou. Quant à ta bourse, dedans, qu’y a-t-il ? Rien. Du vent… Il te faudrait des écus pour le voyage, me dit-il tel un grand frère protecteur.
Colin, Petit-Jean, Dom Nicolas et moi sommes assis à l’entrée de la taverne, autour d’une table jonchée de langues fumées, de jambons, de tripes. Rien n’y manque. Six bouteilles de morillon et quatre pots d’hypocras complètent le service. Je grommelle :
— Des écus, je sais où en trouver… Je connais un coffre mais il sent beaucoup la corde.
Au fond de la salle, des amateurs réclament du vin de Beaune parce qu’ils trouvent trop légers les vins de France. Le tavernier les traite de Bourguignons, de gringalets et de cocus. Les amateurs de vin fort se fâchent. La femme du tenancier, à demi assommée, est jetée dans sa cave. Ça tire les dagues. Le tavernier voit son sang ruisseler. Dehors, des cliquetis d’armes puis des jurons, la chute d’un corps sur les pavés. Colin me demande :
— Il est où, ce coffre ?
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Eschec, eschec, pour le fardis !… (Gare, gare, à la corde !) Le soir de Noël, dans ma chambre, j’écris mon testament car il y a de gros risques. Si je me faisais pincer tout à l’heure, cette fois-ci, il en serait fini de ma vie.
Alors, moi qui n’ai rien, je lègue tout et n’importe quoi à n’importe qui, mes amis, mes ennemis. Je vais commencer la rédaction d’un long legs farfelu de quarante huitains de huit pieds qu’ils — si les choses se passaient mal — pourront se réciter en souvenir du bon folastre que je fus. J’utilise des formules de chancellerie.
Tout d’abord, à maître Guillaume Villon, je lègue ma renommée qui retentit à la gloire de son nom. À tel autre, je donne en toute propriété mes gants et ma cape de soie (que je n’ai pas) et tous les jours une oie grasse et un chapon de haute graisse plus deux séjours en prison pour qu’il ne grossisse pas trop. À l’un je laisse trois chiens, à l’autre trois coups de lanière, à celui-là un plein pot d’eau de Seine (c’est un ivrogne !) Je lègue aux hospices les toiles d’araignée de mes fenêtres, à mon barbier les rognures de mes cheveux et aux mendiants, sous les étals, chacun sur l’œil un coup de poing et qu’ils grelottent le visage renfrogné, maigres, velus et enrhumés, les chausses courtes, la robe rognée, gelés, meurtris et tout trempés. Pour cet ami, voici la coquille d’un œuf pleine de francs et de vieux écus puis je conclus :
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Soulevant la flamme d’une chandelle qu’il masquait de ses doigts, Colin de Cayeux fait la gueule et dévoile ses dents acérées quand il découvre, dans la neige, Guy Tabarie à notre rendez-vous nocturne :
— Qu’est-ce qu’il fait là, lui ?
— C’est moi qui lui ai dit de venir. Il ne voulait pas car sa mère l’attendait pour dîner mais j’ai insisté. Il a toujours été mon complice.
— Je n’aime pas ça. Un complice est un dénonciateur en puissance. Bon, allons-y… Toi, tu resteras là pour faire le guet et garder nos vêtements dit-il à Guy, tout embarrassé par cette responsabilité qui l’inquiète.
— Mais si l’on vient ?…
— Laisse venir et tue, répond le Roy de la Coquille en lui tendant sa longue dague.
— Ah bon ?
En cette nuit de Noël, l’église Sainte-Geneviève, à travers ses vitraux, jette dans la nuit de grandes lueurs de toutes les couleurs sur le haut mur du collège de Navarre contre lequel Dom Nicolas place une échelle.
Petit-Jean — maître crocheteur portant tout un tas d’outils à sa taille — défait l’attache en métal de sa cotte de tricot grise qu’il laisse sur les bras de Guy par-dessus la mienne et le manteau bicolore de Colin. Celui-ci, tel un félin, a tôt fait de passer le mur, suivi par les deux autres Coquillards et moi. Le joli blondinet Tabarie — mon copiste — attend dans la rue :