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— Ne traînez pas, hein…

La cour est vite traversée pour atteindre la fenêtre gothique et entrebâillée de la sacristie. Dom Nicolas — torse velu dans cette chapelle très froide — se poste devant la porte de l’escalier qui mène aux salles de classe du collège, prêt à assommer d’un coup de poing ceux qui viendraient. Petit-Jean étale son matériel près du grand coffre-fort qu’il observe :

— Tudieu ! Un quatre serrures…

Colin balaie le sol de la lumière de sa chandelle sur les dallages beiges et cirés puis remonte la flamme vers la Vierge couronnée, emmurée dans une niche ciselée au-dessus du coffre. Elle en a vu des choses, celle-là ! Minuit sonne. Au cimetière des Saints-Innocents, Isabelle de Bruyère doit assister à la messe car toutes les loges de recluse ont une ouverture tournée vers l’intérieur de l’église de la nécropole, au porche ouvert pour que les mortes vivantes puissent en suivre les offices. Celui qui a le plus violé mon amour me demande le pied de biche en jargon coquillard :

— Passe-moi le roi David.

Celui qui a poignardé devant moi son meilleur ami est très calme. Le chef de ces terribles bandits de grand chemin soulève plusieurs fois sa chandelle vers le mur de la cour et Tabarie dont il se méfie.

La porte du coffre-fort, habilement crochetée et soulevée au levier, est posée à côté. Petit-Jean contemple, à l’intérieur, le coffret enchaîné. Il tire de sa bourse une boule de poix avec laquelle on relève les empreintes des serrures pour façonner les clés. Il en choisit une, à un trousseau accroché à sa ceinture, la lime à même le dallage avec la précision d’un technicien, fait tourner cette clé dans le couvercle de noyer qui se soulève. Trois bourses apparaissent plus, sur un papier, l’inventaire de ces sommes — cent écus de Martin Polonus, soixante écus d’un professeur de théologie et trois cent quarante écus : la réserve de trésorerie du collège. Un signe de connivence et les trois Coquillards partent par la fenêtre, en silence. Je les suis.

Tabarie, rue Sainte-Geneviève, voit passer pardessus le mur un petit sac de toile puis Colin et le reste de la bande.

— Il y avait cent écus. En voilà dix pour toi, lui dit le roy de la Coquille, reprenant son manteau bicolore et sa dague et rappelant à mon ami que, s’il parlait, il serait occis.

Guy, bien content des dix écus et surtout soulagé que tout ça soit fini, nous salue, ne veut pas s’attarder. Je lui laisse le manuscrit de mes legs : « Tiens, tu recopieras ça pour les copains. Ça les amusera peut-être… » Il s’en va sous les flocons de neige. Entre Écorcheurs, nous partageons le reste du butin — cent vingt-cinq écus chacun. Colin retire de sa part, les dix donnés à Guy : « Demain, nous, on partira rejoindre les autres Coquillards qui nous attendent en Bourgogne. » Moi :

Adieu ! Je m’en vais à Angers.

Quand l’aube pointe livide dans les carreaux, une besace de cuir sur l’épaule, je dis au revoir à maître Guillaume.

— Tu pars si tôt et par ce mauvais temps ?

— Il faut que j’aille…

Ce vieillard frileusement assis dans son fauteuil, les pieds posés sur sa chaufferette, a un geste vague. Il égrène un chapelet qu’il baise par moments. Ses lèvres font un sourd et long marmottement.

57

Le ciel, très haut, tourne et fuit. Le premier de la matinée à franchir le pont-levis de la porte Saint-Jacques, je vais droit à la prairie gelée. La neige tombe à longs traits de charpie. Tuiles et briques poudroient par la plaine en hameaux assez laids. Un bois sombre descend d’un plateau de bruyères, va, vient, creuse un vallon puis remonte, vert et noir, et redescend en fins bosquets blanchis où la lumière filtre et dore.

Je rattrape bientôt des petites gens allant, rassemblés par huit ou dix, coiffés d’épais bonnets fourrés. Ils mènent un âne qui porte leurs bagages ou ploient l’échine sous un fardeau. Des merciers sortent d’une grange, louée pour la nuit, et font route avec nous — en ces temps d’insécurité, se méfiant des bandits de grand chemin, il vaut mieux voyager groupés. D’autres commerçants, des paysans, se mêlent au convoi, conduisent des carrioles dont les bâches se gonflent et claquent dans les bourrasques de neige.

En fin d’après-midi, notre allure est soudain ralentie par le son d’une viole dont on joue devant. Intrigué, je remonte la file des voyageurs. Chaussé de souliers à boucles et plis, et les jambes protégées par des chausses en laine sous ma longue robe recouverte d’un manteau à capuchon, je dépasse des paysans en sarrau, portant sur les épaules une esclavine d’étoffe grossière, et arrive en tête du cortège.

Là, un homme sec et barbu d’une quarantaine d’années, cheveux longs rejetés en arrière sous un chapeau mou décoré de médailles, fait aller l’archet sur les cordes de son instrument de musique. Accrochée à son coude, une laisse est tirée devant par un porc énorme. Le groin de l’animal grogne dans un petit panier d’osier qui le muselle pour qu’il ne morde pas les voyageurs que l’on croise. Chaque coup de tête du verrat entraîne une fausse note sur la viole du musicien nomade qui râle sous la neige :

— Doucement, Franc Gontier !

Marchant près de lui, je rigole : « Vous avez appelé votre pourceau comme le personnage de pastourelle créé par l’évêque Philippe de Vitry ? »

— Tu connais Franc Gontier, mon grand ?

— Holà, oui… Ce héros des vertus rustiques avec son bonheur bucolique de berger sans souci qui batifole et danse dans un pré toujours fleuri… J’avais un professeur qui ne jurait que par lui. Quel conart !

— Le professeur ou Franc Gontier ?

— Les deux !

L’instrumentiste tourne sa tête vers moi et a un rire qui découvre ses dents pourries. Derrière lui, un aveugle porte, au bout d’une hampe, une banderole où est peint un cochon. Il suit le musicien, à l’oreille. Trois autres mendiants, atteints de cécité, s’accrochent chacun à la pèlerine de l’aveugle qui le précède puis c’est la colonne des voyageurs qui semblent s’exciter d’un spectacle à venir.

L’aspect vague du paysage blanc se précise. La silhouette d’un village paraît. Une auberge illumine sa vitre et lance un grand éclair sur la plaine. Un des aveugles s’impatiente et hèle le musicien :

— Huguenin de La Meu, c’est encore loin ?

— Non, on est presque arrivés…

Une fumée s’élève du toit de l’auberge au bord du grand chemin poudreux de neige où le pied de pauvre brûle et saigne. L’établissement a le bonheur pour enseigne :

Avez-vous faim ? Vous y mangerez ; Avez-vous soif ? Vous y boirez ; A-t-on chaud ? On s’y rafraichira ; Ou froid ? On s’y chauffera.

— L’hôte est un poète, me dit Huguenin.

C’est une maison à étage et colombage jouxtant un petit champ clos à l’intérieur duquel le musicien entraîne son pourceau et les quatre aveugles. Les voyageurs — spectateurs — garent leur carriole autour, déposent leurs fardeaux, s’agglutinent le long des barrières. Sous les flocons, Huguenin de La Meu passe parmi eux, son chapeau renversé à la main. Tandis qu’ils y jettent, selon leur fortune, petit ou grand blanc, brette, targe ou angelot (aucun écu d’or), le musicien nomade rappelle aux mendiants aveugles que :