Выбрать главу

— Le porc sera à celui de vous quatre qui le tuera. Voici vos gourdins !

Il place dans les pognes de chacun une bûche à l’extrémité traversée de long clous de charpente aux pointes acérées qui dépassent largement : « Allez-y ! »

D’une main, il retire le petit panier d’osier du groin de Franc Gontier et, de l’autre main, il lui glisse un piment dans le cul.

Whuaah !!! Franc Gontier, l’anus en feu, part aussitôt en hurlant, tape des jambons contre les barrières pour se débarrasser du piment, court dans tous les sens. « Mais où est-il ? » se demandent les aveugles. À grands coups de gourdin, ils frappent où ils entendent filer les cris. Hélas, les spectateurs imitent le porc. Grouiii ! Groui ! font-ils tout autour. Les aveugles ne savent plus où jeter leurs coups de bâton. L’un d’eux cogne au hasard, c’est-à-dire sur le bras d’un autre qui se met à hurler. Celui-ci réplique en lui lançant, au juger et en travers du visage, sa bûche aux pointes aiguisées : « Whuaaah ! » Les deux autres se mêlent à la bagarre, croyant que c’est là qu’est le porc. Les coups se multiplient. Les mendiants aveugles s’entre-tuent avec fureur dans les rires des spectateurs. Les éclaboussures de sang giclent très haut dans le ciel et la neige qui tombe est rouge.

58

Attablé près de la fenêtre qui s’ouvre sur la campagne assombrie, je regarde Franc Gontier finir les restes des quatre combattants dans l’enclos jouxtant l’auberge. Assis face à moi, Huguenin de La Meu se marre :

— Il ne me coûte rien. De ville en village, je ne le nourris que d’aveugles… et il rapporte gros comme son cul ! fait-il renversant tout l’argent de son chapeau sur la table. Holà, deux chambres pour la nuit. Je ne vais pas laisser mon nouvel ami dormir sous la neige ! Et à boire, du meilleur et du plus cher !

Devant tant de classe, je délace l’encolure de ma robe et plonge la main, le long de ma poitrine, dans une bourse pendue à mon cou. J’en sors une poignée d’écus du collège de Navarre que je balance à mon tour :

— Et à manger aussi ! Vivre de faim, c’est carême d’enfer !

Les pièces d’or tournent sur la table et jettent des feux. Une jeune servante monte de la cave avec un grand pot, du fromage et du pain. La fleur pâlotte de sa bouche, son corps vague, lui donne un air peu farouche. L’hôte de l’établissement est un vieux soldat. Sa femme peigne et lave dix marmots roses et pleins de teignes. La servante est coiffée d’un voile de paysanne par-dessus un serre-tête noir d’où s’échappe une boucle blonde. Elle pose devant Huguenin de la vaisselle en bois et des bouteilles poussiéreuses, se penche devant moi pour chasser, d’un coup de torchon, les miettes sur la table. Je lui dis :

— Je croyais que vous vouliez m’embrasser.

Il y a beaucoup de monde à cette heure qui jouent aux cartes, aux dés. Des voyageurs sèchent la boue de leurs habits et se rôtissent les chausses fumantes près de la flamme de la cheminée où chante gaiement le feu. Quand la fille revient avec des boudins, des saucisses et des pois, elle me dit :

— Pas ici.

— Où ça ?

Pour bien boire, Huguenin paraît ne jamais être en retard — le genre de gars à qui l’on ne pourrait arracher un pot des mains. Aucun hareng saur de Boulogne n’est plus assoiffé que lui. Toujours, il crie : « Au secours, Blanchefleur ! La gorge me brûle. » Il ne pourra jamais étancher sa pépie. Je l’accompagne vaillamment, entrechoquant mon hanap contre le sien. La servante Blanchefleur revient avec une autre bouteille dont elle me sert en disant :

— Tout à l’heure, dans votre chambre.

Lorsqu’elle m’y rejoint à la nuit, j’ôte son voile, son serre-tête et suis surpris. Elle m’avoue être une jeune voleuse de Honfleur condamnée à une oreille coupée et bannie de Normandie. Depuis, elle travaille d’auberge en auberge hors sa région, sa famille, ses amis. Elle a des cheveux blonds courts, bouclés, comme ceux d’un joli garçon. Je lui murmure au tympan de son oreille tranchée : « Je crois que je serai toujours attiré par les filles qui ressemblent à ma mère… » Puis nous divertissons notre peau sans autres phrases mensongères. Au réveil, il ne reste plus autour de mon cou, près de l’emblème des Coquillards, que le cordon coupé de ma bourse envolée. Tant pis. Rejoignant le musicien nomade dans la salle du bas — où l’on se demande ce qu’est devenue la servante — je lui dis :

— Je vous suis, Huguenin. Je porterai la banderole.

— En route, alors ! Allons ramasser à Dourdan quatre autres aveugles de naissance ou bien des voleurs vivant de mendicité qui furent condamnés à avoir les yeux crevés…

59

Quarante-huit aveugles entre-tués plus loin — à diviser par quatre pour obtenir le nombre de stations d’un fameux chemin de croix passé aussi à rire et à rouler sous des tonneaux de tavernes — Huguenin de La Meu m’indique la direction à poursuivre :

— En tirant tout droit, tu arriveras à Angers. Moi, je tourne à main droite vers la Bretagne. Là-bas, les paysans délaissent les châtaignes alors, l’hiver, les mendiants y sont plus gras. Je ne dis pas ça tellement pour moi… mais pour Franc Gontier. Bonne chance, poète.

Je le regarde s’en aller, jouant de la viole derrière son pourceau, mangeur d’aveugles, tenu en laisse. Déjà, un voleur aux yeux crevés le suit et porte la banderole en gémissant. Le musicien nomade en trouvera trois autres au prochain village et ce soir, près d’une fenêtre, il s’enivrera en regardant Franc Gontier finir leurs dépouilles.

Une procession de moines qui marchent un par un suivant l’ordre ascétique, la corde aux reins, un cierge en main, ululent d’une voix formidable un cantique, passent devant moi. Je les suis. Jusqu’aux toits follets d’Angers, leurs chants semblent venir du ciel.

Couvertes de poivrières en ardoise, dix-sept énormes tours polychromes soutiennent, sur un piton rocheux, l’enceinte du vieux château féodal aux deux portes pont-levis. L’une, derrière, verse directement sur la campagne et une rive du Maine. L’autre, devant, donne sur la ville où je me présente à un garde qui reluque, d’un air dégoûté, mes chausses boueuses, ma robe tachée de vin :

— Et que tiens-tu, roulé en ton papier ? Est-ce une supplique ?

— J’espère monnayer ici mon talent de poète.

« Ah, vous êtes recommandé au roi par Andry Courault… » me dit le chambellan qu’on est allé quérir. Il dépose ma lettre sur une table : « Mais que vous voilà noir et mal vêtu, seigneur Jésus ! Vous ne pouvez rencontrer un duc ainsi. Je vais aller vous chercher un habit de troubadour qui satisfera le comte. En attendant, prenez une collation aux frais du prince. »

— Prince, Comte, duc, roi… Il est quoi exactement, René ?

— Beau-frère du roi de France, comte de Provence qui bat monnaie, duc d’Anjou, roi de Sicile et de Jérusalem où il n’a jamais mis les pieds… mais vous, mettez les vôtres dans cette cuisine. Les artistes mangent ici, avec les valets de chambre, mais au moins ils mangent…

Je m’assois à une longue table où une bonne m’apporte une écuelle de lait de brebis : « Et vous avez là, dans ces jattes, de l’orge, de l’avoine… »

— De l’avoine ? Je ne suis pas un cheval. Je regarde mon lait d’un air dégoûté :

— Je vais plutôt prendre un coup de rouge. Tandis qu’un maître-queux passe, elle rit :