— Le nouveau réclame du vin.
— Qu’il s’arrose la gorge à la fontaine. À la cour d’Anjou, on ne boit que de l’eau.
— Que de l’eau ?!
Je casse un gros pain à la mie brune pleine de fibres de son :
— Du bis ? On ne mange pas de pain blanc dans un château ?
— Pas dans celui-là.
Le chambellan revient avec un habit de trouvère : des chausses de soie rouge, un court pourpoint ajusté dont la teinte est aussi empruntée à la grenade, une ceinture où pend une bourse sur le côté.
— … Pour ranger vos jolis rondeaux.
Il me demande ensuite de glisser ma tête dans une incroyable coiffe de velours écarlate. Cela recouvre le crâne, se ferme derrière le cou, cache la gorge, les tempes, enveloppe le menton comme une guimpe. Dans une découpe en forme de cœur, il ne reste plus que les traits de mon visage à découvert. Le rabat de la coiffe s’étend sur la poitrine et dans le dos, taillé en pointes au bout desquelles pendent des grelots dorés. De chaque côté du crâne, deux longues et épaisses cornes fourrées d’ouate se recourbent mollement plus au large que les épaules. Au bout de chaque corne, une clochette tinte. La bonne pouffe.
— Quelque chose vous amuse ? lui demande le chambellan.
— C’est éplucher les oignons qui me fait pleurer…
J’enfile ensuite des poulaines comme je ne savais même pas qu’il en existait. Elles sont si étirées en avant qu’elles prolongent les semelles, les allongent d’au moins deux pieds. Renforcées d’une armature de baleine, leurs pointes relevées en arc sont retenues par une chaînette rattachée à la jambe sous le genou. Je fais quelques pas. C’est tellement incommode. On dirait des patins de luge. Et ce bruit de grelots fixés à la pointe des poulaines…
« Bouh ! Bouh !… » La bonne fuit la cuisine en se tenant le ventre de rire. Le chambellan, consterné, lève les yeux au ciel et me dit :
— Venez que je vous mène au bon roi René.
J’escalade, derrière sa robe bleue, les pierres usées d’un étroit escalier à vis. Et franchement, avec ces poulaines délirantes, ce n’est pas pratique. Je dois grimper, dos au mur, en posant mes pieds dans le sens de la longueur des marches. Je manque plusieurs fois de glisser et de tomber surtout quand une troupe de Maures, brillamment costumés, dévalent l’escalier comme des acrobates et bondissent en s’esclaffant par-dessus mes chaînettes. Je me retourne pour les engueuler de leur inconscience, des risques qu’ils me font courir, mais j’entends s’égrener plein de notes de musique autour de ma poitrine et de ma tête. Ils commencent à me faire chier, ces grelots.
— Et c’est bien payé, au moins, d’être poète ici ?
Le chambellan, qui m’attend plus haut, reprend son ascension :
— Les artistes trouvent toujours un bon accueil auprès du duc d’Anjou. Leurs cachets sont proportionnés à son plaisir. Allez, encore un étage.
— Oh, là, là…
Dans sa chambre, le roi, que je découvre de dos, est debout face à un chevalet. Il peint un petit tableau en grognant de plaisir, pivote seulement les pupilles vers son chambellan :
— Tiens, Saladin d’Anglure ! Que me vaut ? Ah, mais vous êtes accompagné. Faites venir à ma droite… Soyez le bienvenu, ami ! me dit-il en posant de délicates touches sur son tableau. D’où êtes-vous ? Qu’êtes-vous venu chercher ici ?
— Il compose des vers, répond le chambellan. C’est votre procureur à Paris qui nous l’envoie.
Le roi René admire sa peinture :
— Un poète…
Je contemple le monarque maintenant de côté, en bonnet moulant et manteau vert matelassé. Il a un nez épais aux narines trop dilatées, un profil en groin comme sur cette pièce d’argent à son effigie, posée près de moi, que je prends en douce et glisse dans ma bourse à rondeaux.
Au baldaquin de son lit, sous des motifs brodés, je lis : Bergers et bergères faisant contenance de manger noix et cerises — une pastourelle de… Horreur !
— Aimez-vous les dits de Franc Gontier ? me questionne René. C’est mon héros préféré en poésie.
Il essuie ses pinceaux à un chiffon et se tourne complètement vers moi :
— Je suis sa réincarnation. Malédiction !… Il a des yeux de pourceau.
— D’ailleurs, poursuit-il, regardez mon tableau…
J’y découvre un gros berger qui a les traits du roi devant quatre brebis toute laine, un paysage comme inutile au fond. Saladin d’Anglure s’approche du chevalet en joignant ses paumes :
— Ô sire, que vous êtes merveilleusement expert dans l’art de manier les pinceaux ! Et que cela est bucolique.
Le duc d’Anjou pousse dans ma direction un grognement de satisfaction : « Je suis aussi un peu poète, jeune homme. J’ai écrit à la manière de Philippe de Vitry : Regnault et Jeanneton — une pastorale de dix mille vers. Pour Regnault, j’ai pensé à moi. Jeanneton, c’est ma femme Jeanne de Laval. Nous y vivons l’amour pur tel Gontier avec sa douce Hélène dans une bergerie de rêve que j’ai reconstituée dans mon jardin. Venez que je vous la fasse visiter. »
Oh, tudieu, faut redescendre les marches ! Pendant cette opération périlleuse le chambellan file devant, ce qui est très énervant. Même le duc ventripotent va sans peine. Il m’attend, lève son groin vers moi :
— Eh bien, venez. Je ne vais pas vous manger ! Je manque de me casser la gueule dans l’escalier. J’arrive dans un jardin qu’on ne peut croire. On dirait une crèche de Noël ! Le toit d’une étable est couvert de paille en or et en argent… Une vache en sort. Elle sent la rose. Les moutons sont parfumés à l’anis. Des poules blanches battent des ailes, diffusant autour d’elles une odeur de lavande. Mais où suis-je ?
J’observe Saladin d’Anglure aller devant, une boîte à la main, et planter de fausses fleurs aux tiges en fer, aux pétales en feuilles d’or. Le duc le suit et feint de s’étonner en les cueillant :
— Oh, une fleurette !… En janvier. N’est-ce pas merveilleux ?
Il souffle sur les pétales et les feuilles d’or s’envolent par-dessus la campagne et la misère dominées par son château. Nous longeons les créneaux. On lui tend une canne à pêche. Un fil de vingt toises descend le long de la muraille de schiste et de tuffeau jusqu’aux douves en bas — leur utilité défensive s’est atténuée au fur et à mesure que s’est développée l’artillerie à poudre. Le duc en a fait un miroir d’eau où scintillent maintenant des gardons.
— Oh, j’en ai un.
Il rend sa canne à pêche à des serviteurs qui, remontant le fil, font mine de trouver ça tout à fait extraordinaire :
— Le roi a pêché un petit poisson ! Il m’entraîne par le bras :
— Je possède aussi des animaux exotiques dont s’occupe une troupe de Maures. Je m’amuse à les montrer à mes sujets ébahis. Ce sont des bêtes étranges venues de Barbarie. Certaines vivent dans un enclos au bord du Maine. Voudriez-vous les voir ?
Je décline l’invitation en remuant la tête. Je vais avoir du mal à m’y faire à ces clochettes… Soudain, une nuée de jolies filles déguisées en bergères l’entourent. Quenouille à la main, elles composent pour lui le plus aimable des spectacles. Des petits chanteurs arrivent. Il ne se lasse pas d’écouter leurs voix mélodieuses accompagnées par des tambourins. Les motets, les chansons profanes, enchantent son esprit peu compliqué. Des joueurs de souplesse, des jongleurs et des mimes vêtus d’une peau de mouton, font des cabrioles et le distraient aussi tandis qu’il s’extasie devant chaque brin d’herbe. Il pénètre dans un poulailler sentant la lavande et en sort, espiègle :