— Regardez, un œuf en or ! Je le donne à la première qui me fait un baiser. Toutes les Hélène de pastorale se jettent sur lui, le picorent de leurs lèvres en l’appelant Gontier puis s’éparpillent en riant.
— Elles sont mignonnes, s’étourdit-il.
On fait passer devant lui un cortège de canetons portant chacun, autour du cou, la soie d’un ruban de couleur différente. Sa bergerie, son faux monde rural…
— Oh, j’ai envie de poéter ! Je sens que ça vient.
Il plisse les yeux, serre les dents, prend un air concentré… et lâche sa perle poétique :
« Oh, très bien ! Très bien ! Que cela est joli, fin, gracieux ! » Des courtisans accourent et applaudissent, veulent que le duc redise. Il se rengorge, les yeux doucement clos, se berce au rythme de ses vers et s’en délecte comme d’un régal divin :
Toutes les courtisanes ont sous le bras un grand livre d’heures de belle parure, relié en riches étoffes de soie avec des fermoirs en or ou en vermeil. L’une d’elles pose le sien sur un muret près de moi. Pendant que l’autre gâteux répète sa fadaise horripilante, je tapote des ongles sur ce livre qui fait un bruit de tambour. Je le prends, le retourne, le soupèse. C’est une pièce de bois blanc creuse avec une couverture d’apparat. Tout sonne faux à la cour du roi René… J’ai soif d’un plein hanap d’hypocras mais quant à se désaltérer dans cette auberge, buvez donc bien tant que coule le ruisseau ! D’ailleurs le duc dit :
— Allons dîner et buvons de l’eau comme Gontier.
— Oh oui ! s’exclame-t-on autour. Nous mangerons aussi orge, avoine et pain bis tels les pauvres. C’est si amusant de leur ressembler.
— Avant ça, il y aura une surprise comme tous les soirs…, grogne le groin du roi aussi de Jérusalem.
— Quoi ? Quoi ?
— Une nouvelle idée que j’ai eue ce matin…, chantonne-t-il.
— Laquelle ? Laquelle ?
— Un pâté d’oiseaux vivants !
En cuisine, je découvre sur la table une énorme tourte avec un trou où l’on met dedans des petits oiseaux vivants juste avant de servir. Quand Saladin d’Anglure, dans la grande salle, soulève le couvercle de pâte, les oiseaux en sueur, qui ont chié de panique sur le pâté, s’envolent devant les convives éblouis :
— Aaah !…
60
Entrez à votre tour sous cette tente chauffée.
J’attendais dans le froid au bord de la Maine qui charriait les eaux du dégel et j’avais soif. La nuit s’étoilait. C’était l’heure où je rêvais à d’autres breuvages qui couleraient en rivière devant moi sur une table de taverne. Vin morillon, de Beaune, hypocras… Je me languissais aussi de Paris et du rire enivrant de ses ribaudes au fond des bouges.
Dans mon dos, les fenêtres du château d’Angers éclairaient la rive. Les poulaines jaunes à grelots parmi les hautes herbes, je me penchais par-dessus les reflets de l’affluent de la Loire pour contempler mon image. J’y voyais deux longues cornes onduler comme des nageoires et, dans une découpe en forme de cœur, je constatais les traits de mon visage déconfit aussi par les mouvements de l’eau. C’est alors que je reconnus derrière moi la voix de Saladin d’Anglure qui me héla :
— Entrez à votre tour sous cette tente chauffée. Nous avons fini de dîner et vous êtes, ce soir, la surprise du duc d’Anjou à ses courtisans…
Voilà le moment que je redoutais. Je me tourne vers la gauche et fais quelques pas las puis soulève un pan de la toile du pavillon du roi — très vaste tente de campement où il aime parfois recevoir ses deux cents convives à dîner plutôt qu’en son château car c’est plus bucolique…
— Ah, mon troubadour !
Les tables sont disposées en « U » et le duc d’Anjou, assis là-bas, me fait signe d’avancer dans l’allée centrale :
— Mes amis, je vous présente un poète venu de Paris. Enfin, un poète, je l’espère… car depuis maintenant une semaine qu’il est là, je crois que je n’ai pas encore entendu le son de sa voix.
Il ne l’entend toujours pas.
— Que se passe-t-il, trouvère ? On vous voit continuellement assis sur les créneaux des remparts à vous tenir le menton dans une main et sembler ne trouver de goût ni de plaisir à rien. Pourquoi ?
Son chambellan, qui l’a rejoint et se tient debout derrière lui, intervient :
— Le duc d’Anjou est déçu. Jamais il n’entend tintinnabuler vos grelots ni ne vous voit gambader joyeusement dans sa bergerie idyllique en inventant des versiculets. Quelle en est la raison ? Pourtant, vous portez la livrée d’un ménestrel gagé pour avoir du talent à toute heure…
— Avez-vous écrit quelque ballade ou rondeau depuis que vous êtes parmi nous ? me demande le monarque pastoral.
Je remue ma tête négativement :
— Diling, diling !
— Un manque d’inspiration ? Allez, je vous aide, vous propose un sujet : Margot qui donne à boire à des veaux ! Composez là, devant nous, quelque chose de joli et qui nous ébahisse sur ce thème.
Margot qui donne à boire à des veaux…
— Eh bien, alors ? s’impatiente le duc. Êtes-vous muet ?
Je me racle la gorge. Margot… Et là, je ne sais pas pourquoi, je m’approprie soudain la vie de Pierret à voix haute :
— À Paris, je vis avec une grosse Margot qui donne à boire à de drôles de veaux… Je l’aime à ma manière, et elle m’aime de même, la douce amie. Si on la rencontre par hasard, qu’on lui récite cette ballade :
Il y a des chuchotements sous la tente. « Qu’est-ce qu’il a dit ? » Le chambellan et les courtisans parlent entre eux. Quand j’en arrive à… Puis la paix faite, elle me fait un gros pet, le roi demande : « Est-ce que j’ai bien entendu ? »… Je suis paillard, la paillarde me suit. Lequel vaut mieux ? On s’entend bien, l’un vaut l’autre ; c’est à mauvais rat, mauvais chat. Ordure aimons, ordure nous suit. Nous fuyons l’honneur, il nous fuit… Saladin d’Anglure m’interrompt :