— Arrêtez ! La chose a duré trop longtemps et le roi veut en voir la fin. Si vous n’écrivez rien de plus joli, vous serez expédié !
Ma ballade a jeté un froid. René doit se dire que son cadeau du soir est pourri. Une Hélène outrée lève sa quenouille : « Un ménestrel chantant ces femmes qui n’aiment que pour l’argent !… » Je me tourne vers elle : « Si elles n’aiment que pour l’argent, les hommes ne les aiment que pour une heure. »
Éberlué, le duc d’Anjou essaie de comprendre :
— Quels sont vos autres thèmes ?
— Presque tous mes vers roulent sur moi, sur ma vie, mes malheurs, mes vices. Je trouve mon inspiration dans les bas lieux, dans les amours de coin de rue !
— Pourquoi ne racontez-vous pas en un quatrain, par exemple, un peu de neige sur une branche ?
— Ce n’est pas le scintillement de la neige sur la branche que je vois l’hiver mais les engelures aux pieds !
— Décrivez la rivière de la Maine, la forêt là-bas… insiste René.
— Je ne suis pas champêtre, pas paysagiste du tout ! Mon seul arbre est la potence. Je ne fais rien de la nature. Pour moi, il n’est de paysage que la ville, le cimetière est ma campagne, mes couchers de soleils sont les rixes dans la rue ! Je sors de la poésie bel esprit.
— Vous êtes le mauvais garçon du siècle !
— Je ressemble sans doute à un balai de four à pain mais je fais la sale besogne d’enlever la suie sur les mots d’amour courtois et les pastorales ! Mes maîtresses ne sortent pas de l’imagination châtrée d’un évêque. Mes maîtresses sont la blanche savetière et la gent saulcissière du coin qui veulent bien, vite fait, derrière un tonneau. Alors que m’importe à moi de savoir si Gontier lutine Hélène !
— Oh ! Le duc en glisse de son fauteuil et tremble un doigt vers moi. Rien ! Rien ! Vous n’aurez rien pour votre prestation. Pas ça ! Pas un blanc…
— Qui m’estime tant m’achète tant. Mais Seigneur, n’y voyez pas une tromperie. Vous ne pourriez me donner trop car vous ne savez guère les ballades et rondeaux que j’ai en tête. Si cette affaire vous échappe, vous n’en aurez jamais de meilleure ni de pareille !
Et voilà ! Le duc d’Anjou voulait entendre le son de ma voix, il l’a entendu. Je pivote sur mes talons et sors de sous la tente. Embrasé de colère, je file tout droit, enjambe la barrière d’un enclos et continue, devant, furieux.
C’est alors que j’entends galoper dans mon dos. Je me retourne. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Une poule géante ! Une poule, dont la tête est perchée au-delà d’une toise de hauteur, plus grande que moi. Comment est-ce possible ? Ça a un corps massif au plumage noir abondant et une queue constituée de vastes plumes blanches et ridicules. Les ailes sont trop petites pour que ce volatile puisse s’envoler. Son mince et très long cou couvert de duvet mène à une petite tête aux grands yeux d’oisillon étonné et bec plat qui veut becqueter mes clochettes et mes grelots scintillants dans la lumière du château. Je m’enfuis. L’oiseau coureur de très grande taille me poursuit. Ses longues pattes puissantes le font aller à des vitesses folles. En détalant aussi vite que je peux, je fuis aussi les tarés de cette cour d’Angers, les dénonce aux étoiles en gueulant :
— Ils vivent de gros pain bis, d’orge et d’avoine, et boivent de l’eau tout au long de l’année ! À ce régime-là, tous les oiseaux d’ici à Babylone ne me retiendraient pas encore une journée ni même une matinée !
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Le lendemain midi, je cours à nouveau ! Un tonnelet de vin chapardé au cellier d’une ferme sous le bras droit, je tiens, à la main gauche, le cou d’un poulet rôti et suis poursuivi par une famille de paysans armés de faucilles qui ont aussi lancé leur petit chien blanc aboyant après moi.
Mes clochettes, mes grelots, bringuebalent autour de mon habit de bouffon et mes poulaines se tordent aux cailloux du chemin. Je file sur le côté vers un bois. Des buissons d’épines et les houx dressent l’horreur de leur feuillage. Les paysans essoufflés en leurs sabots abandonnent la chasse mais le chien me course toujours parmi les ronces. Je me retourne pour lui donner un coup de pied. Il attrape entre ses crocs l’extrémité de ma poulaine qu’il tire en arrière et secoue dans tous les sens. Déséquilibré, je glisse et tombe sur la terre humide en lâchant tonnelet et volaille. Parmi les feuilles mortes l’an dernier, je roule et me jette à mon tour sur le chien, réussis à passer la chaînette du soulier excentrique autour de sa gorge et je serre de toutes mes forces. L’animal est vite pris d’un tremblement des pattes puis se tétanise. Je continue à serrer. Tous les maillons de la chaînette éclatent en l’air et retombent en pluie dorée sur le petit chien étranglé près du poulet rôti.
Plus tard, embusqué dans les broussailles, je m’essuie les lèvres d’un revers de main. Désaltéré de vin et rassasié, au bord de la forêt, je guette ceux qui passent puis m’éloigne par les labours en sacrant comme un mécréant, tantôt à pied, tantôt sur des chevaux volés.
Au bord de la Loire, je récupère et actionne les rames d’une barque qui m’emporte en douceur et silence vers l’est. Lorsque j’entends tournoyer la force centrifuge des frondes qui jettent des pierres autour de moi, j’accoste sur l’autre rive et fuis en courant à travers les champs et en riant comme un fou car la vie est folie.
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— Le poète vous lorgne, ma commère, prenez garde…
— Ce n’est pas moi, c’est vous qu’il regarde.
— Mais toutes les deux ! dis-je en me levant du banc face à cette table de bordeau où j’abandonne encre, plume et papier, jette la livre d’argent à l’effigie du roi René dérobée dans sa chambre. Holà ! Du vin aussi pour ces dames !
L’endroit pue, noir et plein de suie qui coule des murs. Je m’approche des deux ribaudes, plaque une paume sur les seins de l’une, tâte la chair tendre et blanche de l’autre. Pour les amuser, je roule des yeux, fais une bouille comique à l’intérieur de la découpe en forme de cœur de ma coiffe. Je secoue la tête. Au bout de mes longues cornes, les clochettes s’agitent. Les bordelières renversent leur gorge au plafond dans un rire affreux lorsque j’entends une voix demander derrière moi : « Est-ce vous le dénommé François Villon ? »
Je me retourne. Dans l’encadrement de la porte ouverte sur un paysage de ville gothique, un homme vêtu d’une robe de drap gris réitère sa demande d’une voix autoritaire :
— Êtes-vous bien celui qui a laissé au garde du château de Blois deux ballades pour Charles d’Orléans et dit qu’on pourrait le trouver là ?
— Pourquoi ? Le prince veut me faire pendre ?
L’homme s’avance : « Concernant votre “Ballade des dames du temps jadis”, il a parlé de vision sculpturale du corps féminin dans une inquiétude métaphysique, d’allégorie transparente du dégel. Il a qualifié ce poème de monument scintillant de notre histoire littéraire. »