— Ah bon ? Et la « Ballade de la grosse Margot » ?
— Il l’a trouvée savoureuse et cocasse. Voici trois écus pour chacun de ces poèmes, annonce-t-il en déposant l’une après l’autre six pièces d’or sur mes papiers devant les putains stupéfaites. Il en ajoute trois autres : « … Pour si vous acceptez de participer à un concours de ballades sur un thème imposé. »
— Lequel ?
— Le premier vers devra être : Je meurs de soif auprès de la fontaine.
Percevant mon étonnement, il m’explique : « Ces temps-ci, on parle beaucoup d’eau à la cour de Blois à cause des grands travaux qui viennent de finir pour réparer le puits du château. Dix poètes ont déjà peiné sur ce sujet de l’homme qui meurt de soif près d’une fontaine… Notre prince mécène aimerait vous entendre rimer là-dessus. Je reviendrai vous chercher ici, demain matin, pour que alliez lui réciter votre ballade. »
L’homme élégant contemple ma poulaine boueuse équipée de sa chaînette puis l’autre, effondrée et déchiquetée laissant dépasser les orteils. Il relève les yeux vers les grelots cabossés de ma poitrine tachée puis sourit devant ma coiffe aux longues cornes trouées d’où s’échappe la ouate :
— Venez-vous de la cour d’Angers ? Ça c’est mal passé ?
— J’y fus attaqué par une poule géante.
L’homme se retourne et s’en va : « À demain. » Sitôt qu’il est en allé, je ramasse vite les neuf écus, ma plume, mon encre, mes papiers que j’entasse dans ma bourse à rondeaux et je fuis comme un voleur devant les ribaudes qui se demandent :
— Qu’as-tu donc ?
— J’ai qu’à la fin, j’étouffe dans cette ville !
— François !
— Oui, j’étouffe. Je reprends la route. Bonsoir.
— Mais Charles d’Orléans t’a offert trois beaux réaux d’or pour écrire une ballade ! Sur le pas de la porte, je me retourne et vocifère :
— À Angers, j’ai déjà failli crever asséché au bord du Maine, ce n’est pas pour maintenant mourir de soif près d’une fontaine ! Sa ballade, je ne l’écrirai jamais. Jamais !
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— Je meurs de soif auprès de la fontaine. Chaud comme le feu, je claque des dents ; en mon pays, je suis en terre étrangère ; près d’un brasier, je frissonne tout brûlant ; nu comme un ver, vêtu en président, je ris en pleurs et attends sans espoir ; je me réconforte au fond du désespoir ; je me réjouis sans trouver le moindre plaisir ; je suis puissant et n’ai force ni pouvoir, bien accueilli, rejeté par chacun.
« Plus fort ! Le prince est dur d’oreille », crie quelqu’un dans l’immense salle au carrelage magnifique, au plafond fleurdelisé et aux vitraux laissant passer la lumière. « Poursuivez, me dit Charles d’Orléans. Je ne suis sourd qu’aux mauvais vers… »
— Rien ne m’est sûr si ce n’est la chose incertaine, obscur seulement ce qui est tout à fait évident ; je ne doute que face à la chose certaine et, pour moi, la science est fruit du hasard. Je gagne à chaque coup et toujours je perds ; au lever du jour, je dis : « Bonsoir ! » Étendu par terre, j’ai peur de tomber ; j’ai assez pour vivre et ne possède pas un sou ; j’attends un legs sans être l’héritier de personne, bien accueilli, rejeté par chacun.
Les mains ligotées dans le dos et entre deux gardes armés de lance, je suis debout face au duc d’Orléans, assis dans un grand fauteuil près duquel se tient sa nouvelle épouse — la toute jeune et coquette Marie de Clèves. La cour fait cercle autour de nous. Des poètes m’écoutent. Les soldats du prince m’ont rattrapé sur un chemin au bord de la Loire. Ils ont repris mes neuf écus de gages, m’ont conduit en prison pour que j’écrive la ballade qu’on m’avait payée d’avance.
— Je ne me soucie de rien et m’efforce pourtant d’acquérir des biens que je ne désire pas. Qui me parle le mieux m’offense le plus, et celui qui me dit la vérité est pour moi le plus menteur ; mon ami est celui qui me fait croire qu’un cygne blanc est un corbeau noir ; et celui qui me nuit, je crois qu’il m’assiste ; mensonge, vérité, aujourd’hui c’est pour moi tout un ; je me souviens de tout mais ne sais que penser, bien accueilli, rejeté par chacun.