Charles d’Orléans approche la soixantaine. Habillé d’une robe de velours, il porte un calot sur sa tête au visage rond entouré d’une chevelure blanche et ondulante qui touche presque ses épaules. Il a l’air d’un page de la féodalité qui aurait vieilli sans s’en apercevoir. Ses grands yeux mélancoliques sont ouverts dans le vague. Mes trois dizains terminés, je lui balance l’envoi :
— Prince clément, prenez plaisir à entendre que je comprends tout mais n’ai ni bon sens ni sagesse : je suis d’un parti et de l’avis de tous. Que sais-je encore ? Ah oui, je veux cela : récupérer mes gages…
« Oh, par exemple ! Il ose redemander l’argent dans sa ballade ! » Les gens sont choqués. Charles d’Orléans sourit.
— … Bien accueilli, rejeté par chacun.
— Détachez-le, dit le prince.
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Dans ma nouvelle tenue — une robe de drap clair — en ces premiers jours de printemps, je relis le rondeau.
— Bien que je ne sois guère champêtre ni météorologique, je dois reconnaître, prince, que votre poésie est plutôt jolie.
Charles d’Orléans sourit au mot « plutôt » :
— Je l’ai composée ce matin, soupire-t-il en allant à sa fenêtre ouverte.
Effectivement, dehors, les animaux beuglent ou gueulent — couilles douloureuses alourdies par un an d’abstinence — la sortie de l’hiver.
— Nous ne voyons pas les choses de la même manière, me dit le prince, et c’est très bien ainsi… Je ne connais rien de votre vie. Moi, j’ai vécu un destin amer dans un jardin semé de fleurs de lys, se confie-t-il. J’avais treize ans quand le duc de Bourgogne a fait assassiner mon père. Ma mère est morte l’année suivante et je fus veuf un an plus tard. Pour ma vingt et unième année, les Anglais m’ont capturé à Azincourt et emprisonné durant toute ma jeunesse.
Il se retourne et, sur un siège en bois d’Irlande, il vient s’asseoir près de moi devant une petite table jonchée d’un grand livre ouvert :
— Vingt-cinq ans dans les tours anglaises… j’ai eu tout le loisir de m’intéresser à l’étude et d’approfondir ma vocation poétique ! Je devrais en féliciter mon royal cousin Charles VII qui a eu maigre souci de me racheter un jour, plaisante-t-il en tournant une page sur laquelle je lis : Je suis celui au cœur vêtu de noir. Ce sont finalement les Bourguignons qui ont payé ma rançon. Il a donc fallu que je remercie les assassins de mon père. Ah, comme on a moult fois abusé de moi, fait-il en tournant un autre feuillet du magnifique livre manuscrit où je lis aussi :
Dans ses vers élégants et légers : la douleur de la captivité, l’exil, le temps qui passe au fil des pages, la vieillesse qui vient.
— J’ai vécu trop longtemps dans des geôles. Prince d’un ancien temps, je suis maintenant mal à l’aise dans un monde qui a changé pendant mon absence. La compagnie d’un poète tel que vous me console un peu de ma vie gâchée. Nous bavardons tranquillement dans sa librairie au troisième étage de la tour de la Trésorerie.
— François, si la vieillesse paisible d’un vieux prince revenu de tout ne vous rebute pas, accepte-riez-vous de rester au moins quelque temps en ce château ? Vous y aurez une hospitalité, de quoi écrire, un auditoire…
Je tourne d’autres feuillets du grand livre où il a égrené en vers le calendrier des saisons décorées de belles lettrines. Au gré des espaces encore libres, se mêlent sur les pages, ballades et rondeaux de ses visiteurs poètes. Il concourt avec eux en des joutes littéraires, a transcrit la ballade qu’il m’avait fait demander d’écrire.
— Et là, vous avez les œuvres des autres concurrents qui ont participé à ce tournoi.
Mh… Voyons voir un autre :
Et celui-là :
Bon, je referme le livre. Le prince s’en empare et se lève pour le ranger dans une armoire à trois étagères en commentant :
— Comme quoi, les poètes tels les joueurs de glic disposent des mêmes cartes mais untel les emploie avec plus de génie. Je ressens chez vous une inhabituelle profondeur de l’analyse des contradictions humaines, de l’homme face à son destin, sa fatalité… poursuit-il en rangeant son livre parmi d’autres, aux luxueuses reliures, rapportés d’Angleterre ou trouvés en France.
Ce sont là des œuvres uniques hors de prix et aux merveilleuses enluminures, des pièces historiques qui se vendraient des fortunes auprès de n’importe quelle cour d’Europe. Il referme l’armoire munie d’une serrure et m’en tend la clé :
— … Pour si vous avez parfois envie de venir les consulter. Prenez-en grand soin. Il y a là des trésors inestimables. Qu’ils s’abîment serait un désastre pour la mémoire de l’humanité mais j’ai confiance en vous. Vous ferez très attention.