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Ça m’émeut, ce prince à l’esprit large qui offre une place au pauvre clerc parisien, poète errant. Il fait grand cas de moi sans se préoccuper du fait que je sois voleur, assassin, tricheur, rôdeur.

— Et si vouliez un jour soudain partir, maître François, envolez-vous. La cage est ouverte. J’interdirai qu’on vous poursuive à nouveau.

66

Le prince m’a confié la précieuse clé de l’armoire de sa librairie alors que va-t-il faire, maître François, le Coquillard ? Voler les livres, pardi !

… Les plus anciens, les plus rares. En six mois de présence au château de Blois, j’ai pu sélectionner les ouvrages manuscrits que je revendrai facilement dans une autre cour. Pourquoi pas à celle du duc de Bourgogne ? Ce serait amusant… ou alors à celle de Jean II de Bourbon — Moulins est moins loin que Dijon. J’entre dans la petite pièce au troisième étage de la tour de la Trésorerie.

Charles d’Orléans est agréable, bien sûr qu’il est agréable, c’est la grâce personnifiée. Mais le vieux seigneur coiffé comme un page, blasé, fatigué, cultivant sa solitude et se livrant du matin au soir au non-chaloir, c’est-à-dire à une sérénité mêlée de mélancolie, au bout de deux saisons… Comment dire ? Si quelqu’un me raconte son malheur, au début ça peut m’intéresser mais si ça dure trop longtemps, ça finit toujours par me faire ch…

L’eau de Pleur, de Joye, de Douleur Qui fait mouldre le moulin de pensée

Entendre des vers comme ceux-ci, chaque jour, fatigue. Alors, bien sûr, les vins du duc sont délicieux et servis en abondance. Mais l’existence chez les grands, même ici, comporte des obligations auxquelles je ne me plie pas de bonne grâce. Je ne suis pas à l’aise. La courtoisie traditionnelle n’est pas mon fort. La vie de cour, le spectacle que se donnent le prince et les siens pour meubler le temps découle du sentiment de leur inutilité… Ce matin, Charles a perçu mon ennui dans la grande salle bien tendue de tapisseries représentant la vie d’Hercule. Je m’étais mis dans le coin d’une fenêtre d’où l’on apercevait l’horizon bleuâtre, l’eau de la Loire. Il était venu me dire : « Vous avez envie de nous quitter, n’est-ce pas ? »

— Je partirai vers la fin du mois ; il y a encore de beaux jours en octobre : vous savez, ces beaux soleils qui percent la brume et dissipent… dissipent… Vous me comprenez !

Pâle sous son calot, il égrenait un chapelet, observa les tapisseries et, un instant distrait, laissa sa mélancolie voguer au fil du fleuve.

« Oh, et puis eh !… La Pâques-Dieu, hein ! Je ne vais pas m’apitoyer sur un cousin du roi de France ! » dis-je en sortant de sa librairie avec cinq de ses plus beaux, plus gros livres posés à plat sur les avant-bras. J’en aurais bien pris six mais ils sont si lourds. Il fait chaud en cette fin d’après-midi. Il fait trop chaud. On ne se sent pas bien. J’ai les jambes gonflées. Mes pieds serrés dans les sandales descendent les marches en pierre de l’escalier à vis de la tour de la Trésorerie. Le temps est lourd. Tout le monde a le souffle court. Ce midi, à table pendant le service, parfois le dard d’un insecte inquiétait le col des servantes et c’était des éclairs soudain de nuques blanches.

Dans la cour du château, les oiseaux volent au ras du sol, les mouches piquent. Il y a un agacement dans l’air. Une nervosité oppresse les poitrines. Devant deux gardes assis, chargés de contrôler les entrées et les sorties, je passe le pont-levis sans m’arrêter et en soupirant sous la charge des livres qui me boudinent les doigts :

— Je vais porter ça chez le relieur avant qu’il ne ferme son échoppe.

« Bon courage », me dit l’un des gardes en s’épongeant le front tandis que son collègue lui demande : « Il y a un relieur à Blois ? »

— Ben, forcément. Sinon, où voudrais-tu qu’il aille ?

Je m’en vais.

Passé la ville, je continue vers le sud-est et le Bourbonnais le long d’un chemin poudreux. Ces manuscrits pèsent le poids d’un âne mort. Souvent, je les dépose avec soin sur une borne ou une botte de foin, le temps de soulager un peu mes bras pris d’un tremblement dû à l’effort. Je me suis mal organisé. Comment vais-je voyager avec ça ? À cette vitesse-là, je ne vais pas avancer de plus d’une lieue par jour, n’atteindrai jamais avant Noël la ville de Moulins. Autour de moi, la campagne devient anormalement calme — plus un chant d’oiseau dans les arbres aux feuillages figés. Même le silence est différent : appuyé, sourd et ouaté. La pression du ciel écrase les tympans. Je reprends mes livres et continue dans cet été qui insiste trop lourdement. Je passe près d’une ferme isolée. Plus loin, il y a un peuplier. Des paysans courent en jambes de coton après leurs bêtes qui beuglent sans un son. Tandis que, comme s’ils pressentaient une catastrophe, ils se précipitent pour conduire le troupeau dans une étable, je découvre une brouette vide qu’ils ont abandonnée au milieu du chemin. J’y dépose les ouvrages et pousse les brancards. Là-bas, l’horizon se recouvre d’une bande noire précédée d’un voile gris qui enfle. Tiens, j’ai reçu une goutte, il pleut. Il pleut ? Le ciel craque et se déchire. Des lanières d’éclairs fouettent la terre. De grosses gouttes de pluie chaude tombent en abondance puis c’est le brutal déluge. Mes livres ! Je me jette à plat ventre sur la brouette, étendant ma robe de chaque côté pour protéger les ouvrages mais il pleut tellement. C’est tout l’océan Atlantique qui me tombe sur la gueule. La brouette tressaute sous les coups de tonnerre qui ravagent le sol et elle bascule. Mes livres ! Je roule dans la boue où je ramasse deux précieux manuscrits. Leurs fermoirs dorés étincellent sous l’orage. Leurs couvertures s’arrondissent. Mes livres ! Ceux restés à terre s’ouvrent tout seuls. Les parchemins ancestraux se courbent, reprennent leur forme originelle de dos de mouton qu’ils avaient. Ces cuirs gorgés d’eau se gonflent. Encore un peu et je vais les entendre bêler. Ô leurs belles enluminures qui coulent, soudain violemment éclairées dans le tonnerre. Les fines dames, les châteaux anciens sur cieux d’azur étoilés d’or, ruissellent, se mêlent à la terre. Elles disparaissent les savantes phrases latines, les rimes romanes et gothiques. C’est un désastre. J’abandonne l’un des livres et garde l’autre que j’ouvre en forme de toit au-dessus de ma tête pour me protéger. C’est le manuscrit des œuvres de jeunesse de Charles d’Orléans. L’encre de sa peine d’être en exil s’efface des feuilles de parchemin, suit la pente de mes cheveux longs, coule à même la peau en rigoles grisâtres sous ma robe. Où pourrais-je aller m’abriter ? Là-bas, sous le peuplier ? Il s’enflamme d’un seul coup, saisi par la foudre. Il devient une torchère fumante de vingt toises qui bout dans la pluie. L’explosion des braises de son tronc illumine les ouvrages restés dans l’ornière débordante. Saisis de lueurs filantes, rouges et jaunes, les pages dressées rappellent maintenant les murs de la bibliothèque d’Alexandrie incendiée au bord de la mer. En vingt-six ans d’existence, on voit des orages mais celui-là… C’est une colère divine ! Les éclairs d’enfer pulvérisent mon misérable larcin. Merde à Dieu, Satan ou Jupiter.

— Merde à Dieu, Satan ou Jupiter !…

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Allez, ma lettre, faites un saut et, Quoique vous n’ayez ni pieds ni langue, Exposez en votre harangue Que le manque d’argent m’accable.