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Jean II de Bourbon caracole sur sa monture houssée de velours noir semé de feuilles d’argent et d’or à cloches pendantes. Précédé d’archers à pied et suivi par des membres de sa cour à cheval, le jeune duc avance au pas parmi la dense foule de Moulins en ce jour de fête agricole et moi, je marche près de lui.

L’essentiel est d’abord de capter un instant l’attention du royal rejeton qui est aussi comte de Clermont.

Moi qui avais prévu lui revendre les beaux livres de la cour de Blois, je porte une longue baguette de coudrier — canne à pêche à l’extrémité de laquelle j’ai noué, bout à bout, des crins de jument puis accroché une feuille de parchemin. C’est une page délavée, arrachée au précieux manuscrit de Charles d’Orléans. Maintenant blanche mais toute racornie et desséchée par les soleils et les vents, j’ai écrit dessus un quatrain que j’agite en hauteur devant le visage de Jean II comme on appâte un petit poisson. Le jeune duc s’arrête et lit :

Allés, letre, faictes ung sault, Quoyque n’aiez ne piés ne langue ! Remonstrez en vostre harangue Que faulte d’argent si m’assault.

Âgé de seulement six ans de plus que moi, le nobliau est maigre et plein de boutons. Coiffé d’un énorme chapeau d’où coule un voile gris-vert, son pourpoint de la même teinte est brodé de motifs en fil d’argent. L’encolure et les manches bordées d’hermine blanche ajoutent un effet de neige à sa pâleur. Il remonte des yeux le fil en crin de jument jusqu’à l’extrémité de la baguette de coudrier puis son regard redescend le long de la branche jusqu’à moi dans la foule.

Il me jette un bonjour sec, fronce le nez devant ma tenue : chausses de laine déchirées et sales, tunique aux épaules couvertes d’une cape rapiécée. J’ai sur la tête un chapeau pointu orné d’une plume (pour écrire) et une dague à la ceinture…

Lui, les coutures artistement défaites de ses manches offrent de l’aisance. Sa chemise en tissu fin dépasse par les fentes. Il porte à la taille un petit sac avec fermoir coulant. J’agite ma baguette alors la lettre danse devant son visage pour lui signifier quelque chose.

Autour de nous, les enfants de manants jouent avec des vessies de porc gonflées d’air, des osselets, des cerceaux de tonneau qu’ils font rouler sur les pavés devant la halle au blé. Ceux des bourgeois pivotent des toupies, basculent sur des chevaux de bois. Je continue de secouer ma canne à pêche. Mon quatrain luit comme un hameçon et le duc comprend enfin qu’il faut tourner le parchemin tordu et durci. Au dos, je lui ai rimé une ballade dont il lit le titre à voix haute avec son fort accent bourbonnais :

REQUÊTE À MONSEIGNEUR DE BOURBON

Mon seigneur et prince redouté, Fleur de lys, royal rejeton, François Villon, que Souffrance a dompté Avec des contusions, à force de le battre, Vous supplie par cet humble écrit De lui faire quelque généreux prêt. Il est prêt à s’engager devant tous tribunaux, Ne doutez donc pas qu’il ne vous rembourse, Sans y avoir dommage ni préjudice, Vous n’y perdrez seulement que l’attente !
Le mien seigneur et prince redoubté, Floron de lis, roialle geniture, François Villon, que Travail a dompté A coups orbes, a force de batture, Vous supplie par ceste humble escripture Que luy faciez quelque gracïeux prest. De s’obliger en toutes cours est prest Se doubte avés que bien ne vous contante : Sans y avoir domage n’interest, Vous n’y perdrés seulement que l’attente !

Toute la ville bruit des réjouissances de la fête. Dans un mouvement tourbillonnant, les cultivateurs font la ronde en sabots. Leurs galops et sautillements n’ont rien à voir avec les danses à pas comptés des Cours ducales. À travers les bousculades de la cohue, je m’approche de Jean II qui aborde le deuxième dizain de ma ballade :

À aucun prince, il n’a jamais emprunté un denier Sauf à vous seul, votre humble créature : Les six écus que vous lui avez un jour prêtés Depuis longtemps dépensés en nourriture…
De prince n’a ung denier emprunté, Fors de vous seul, vostre humble creature. De six ecuz que luy avés presté Lesquelx il mist pieça en nourriture…

— Je vous ai prêté six écus ? s’étonne le jeune duc.

Tout sera remboursé d’un coup, c’est justice ; Ce sera même aisément et sous peu,
Tout se paiera ensemble, c’est droiture ; Mais ce sera legierement et prest,

Il lisse la pointe de sa barbiche. Ses fines moustaches s’arrondissent autour de sa bouche bée. A-t-il oublié que lors d’un séjour à Paris où il possède un hôtel particulier, un matin aux Saints-Innocents, il s’était fait arracher une aumônière, contenant six écus, par un larron qu’il corrigeait avec d’autres car celui-ci volait une mère en larmes devant la tombe de son enfant ? Moi, je n’ai pas oublié… Paupières en accent circonflexe entre ses trop grandes oreilles, il ne paraît pas me reconnaître et reprend, de son accent, la lecture de ma ballade où je lui promets que si je ramasse des châtaignes à Patay je le rembourserai.

Son trésorier qui chevauche à ses côtés lui rappelle que Patay est au centre d’une prairie sans forêt et que de toute manière les châtaignes ne valent rien, que les paysans bretons ne les ramassent même pas. Je m’offusque :

— Prince, je vous léguerai le gland d’un saule !

— Les saules n’ont pas de glands, dit le trésorier.

— Ah bon ? fais-je, naïf peut-être, avec le nez en l’air et les yeux dans le vague tout près du cheval du duc qui s’éloigne sans finir ma ballade.

Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Le jeune Jean de Bourbon aux cheveux en filasse noire porte la dextre à son côté, soulève les cordons tranchés de son aumônière. Il se retourne, s’arrête et descend de son cheval. Je mets les mains dans mon dos tandis qu’il marche vers moi et je laisse glisser son escarcelle le long d’une jambe que je recule pour poser le pied dessus. Le duc me fouille des chevilles au chapeau qu’il retourne pour regarder dedans. Ses doigts sont des limaces.