— Tu ne supporteras pas et ferais mieux d’écrire…
Puis il monte à l’échelle avec la souplesse d’un chat. Le bourreau ébahi paraît ne jamais avoir vu quelqu’un d’aussi détendu pendant qu’on lui passe et serre le chanvre à la gorge. L’exécuteur des hautes œuvres (se disant que : ho, là, là, si son office pouvait toujours être aussi simple…) demande au roy de la Coquille — tueur qu’il considère en collègue — s’il veut parler une dernière fois. Colin tourne lentement la tête vers lui comme pour chuchoter un secret et soudain… d’un grand claquement de ses dents de requin, il lui arrache une joue tandis que l’autre, hurlant, fait basculer l’échelle. Simon Le Double en a les yeux qui se décroisent !
À genoux sur le plancher, dans sa tenue de cuir inondée de sang, le bourreau tient à deux mains sa moitié de visage crevée d’un énorme trou puisque sa joue sanguinolente est entre les dents de Colin de Cayeux pendu dans le vide. Au-dessus de l’Écorcheur, maintenant, les nuages courent et volent comme sur cent Sologne…
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— Liqueur ! Liqueur ! Ô la flamme d’or !
Je ne sais pas de quoi peuvent être composées ces boulettes de pâte brune à goût très âcre que certains Coquillards — mercenaires écossais ayant lutté pour Charles VII — préparent et font mâcher aux autres Compagnons de la Coquille, les nuits précédant les pillages, mais… La recette ancienne et secrète, paraît-il, leur viendrait des Vikings. J’en malaxe un petit bout entre mes molaires et suis pris d’un grand froid.
Ça me glace le fond des mâchoires. Je crois qu’elles vont éclater comme du verre. Tout mon corps devient un frisson en cette grande forêt, près d’une ville, où nous sommes plus de mille à claquer des dents dans la nuit. Ce n’est pas tellement que la température soit fraîche. Ce mois de février serait même plutôt doux mais…
Les autres qui en ont pris bien plus que moi tremblent des pieds à la tête puis leur température s’inverse et, vite, ils suffoquent en nage. Moi-même, j’ai maintenant chaud… Leurs gueules sauvages et cruelles gonflent, écarlates, se congestionnent. Mes oreilles brûlent. Une folie extrême s’empare d’eux. Ils frappent du poing, de la tête, contre des arbres. Ils entrent dans un état de rage. Je sens qu’également je ne vais plus avoir beaucoup de patience.
— Prends-en davantage, me conseille Simon Le Double, sinon tu ne vas pas supporter…
Vêtus de peaux de bêtes, ils hurlent, la bouche enfouie dans de grosses boules de linge dont ils s’étouffent pour qu’on ne les entende pas crier depuis la ville. Certains passent la nuit à mordre leur bouclier ou le bois d’une lance à pleines dents. Alors le lendemain, quand le jour commence à se lever, lorsqu’il fait plus clair et que Pochon de Rivière se dresse et dit : « Allons-y », alors là ! Je ne sais pas de quoi peuvent être composées ces boulettes de pâte brune à goût très âcre… On dit que c’est une recette des Vikings des siècles anciens…
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Frapper, rosser, prendre, ravir, piller, tuer à tort… Mettre la main à l’épée, se lancer au milieu des habitants, commencer de taper à droite, à gauche, tuant beaucoup de gens. Voir notre énergie chorale, comme un accident atmosphérique, s’abattre sur des villes, des villages, les uns après les autres — en trois mois, plus de cent entre Strasbourg et Bâle. Les grincements de dents, les sifflements de feu des flèches enflammées. Les cris confus, les chocs d’armes pendant des journées entières. Et les fossés qui s’emplissent des eaux les moins potables… Entendre des croisements de fer. Massacrer les révoltes logiques de ceux qui perdent leur sang par vingt entailles. Ô l’énorme et superbe tuerie qui remue des tourbillons de feu furieux. La terre déborde de sang, piétinée par tous les homicides. De toutes parts, on assaille, lançant des javelines et des dards d’acier tranchants dans des ventres de femmes, d’enfants. Le fer terrible de nos épées luit moins que nos yeux où éclatent des regards joyeux. Nous ne sommes pas bonnes et douces gens mais de vilaines ordures. Les carreaux d’arbalète volent, les arcs tirent à profusion. Et tout autour, les richesses des villes alsaciennes flambent comme un milliard de tonnerres… Colmar, Mulhouse, les cités pillées où le Coquillard pond sa haine. Les bâtons munis de plusieurs chaînettes armées d’ongles de fer qui tournent dans les airs. C’est un voyage à hauts risques dans l’inconnu du rêve. Aller tout souillé de sang et de cervelle. Tiens, voilà la neige ! S’appuyer sur sa lance pour contempler cette image car le sang et la neige ensemble vous rappellent le teint frais d’Isabelle de Bruyère. Trois gouttes de sang tombent sur les flocons qui recouvrent votre main. Ces trois gouttes de sang rosissent la neige… Et vous rêvez sur les gouttes jusqu’au moment où sortent des maisons les Coquillards qui, vous voyant rêver, croient que vous dormez…
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L’épée au poing, j’entre dans la maison d’un savetier attablé avec sa famille à l’entrée d’un gros bourg. Sa femme surprise, qui sortait de grosses assiettes d’un vaisselier, les laisse tomber sur le carrelage où elles se brisent. Pochon de Rivière lance une javeline qui la traverse. Les trois enfants stupéfaits, horrifiés aussi par nos faciès de dingues, quittent la table et courent vers l’escalier pour se réfugier à l’étage dans les chambres. Le minuscule Coquillard taré — celui qui suffoque continuellement sa dague à la main — se précipite sur les deux garçons et la petite fille qui grimpent. Mais l’abruti dangereux, avec sa bouche ouverte de poisson échoué, les rattrape sur les marches et s’acharne sur eux en poussant les cris étouffés d’une joie folle. Sa lame rouge tourne mécaniquement dans les airs et il ressemble à un moulin à vent. Il balance les enfants pardessus la rampe. Le père se lève. Nous nous jetons sur lui pour le coller au sol :
— Ton argent ! Où est ton argent ? Celui dont la tête est une grande fourrure noire d’où émergent des yeux hallucinés, aidé par deux autres, pousse et renverse le lourd vaisselier sur le ventre, le bassin et les cuisses du savetier étalé, les pieds et les mollets plaqués à même les braises rouges de sa cheminée. Il hurle de douleur et ses bras s’agitent de l’autre côté du meuble qui l’écrase tandis que Simon Le Double se penche et redemande en croisant ses pupilles au-dessus de lui :
— Où est ta cassette ? Où caches-tu tes écus ? Dis-nous où est ta planque.
— Là-bas, au fond de la niche du mur, derrière les bouteilles d’alcool ! Mais, waah !… Libérez-moi, je vous en supplie !…
— Par là ? questionne le bigleux qui confond les directions.
— Mais non ! Là, près de la fenêtre ! dit l’autre, la nuque sur le carrelage. Aouh !…
— Ah oui, ça y est, je vois ton trésor…, rigole Simon, prenant aussi une bouteille d’eau-de-vie de mirabelle dont il retire le bouchon avec les dents pour en boire une longue rasade. T’as pas d’argent ailleurs ?
— Nooon !…
— T’es sûr ?
— Ouiii !…
— Alors salut ! fait le Coquillard en jetant dans la cheminée la bouteille d’alcool qui explose aussitôt en une grande boule incendiaire au contact des braises.
Les sabots et les jambes du savetier s’enflamment ainsi que le vaisselier qui commence à brûler. La maison entière, tout à l’heure, sera en feu, s’écroulera sur une famille qui, il y a quelques minutes, allait déjeuner paisiblement. Nous changeons de cahute. Dehors, ce ne sont que des cris de gens trucidés. Deux Compagnons nous rejoignent : « On a mis huit nourrissons vivants à rôtir au-dessus de braises. À cet âge-là, on dirait des agneaux de lait. On viendra les manger tout à l’heure. » Nous entrons dans une belle demeure, la plus riche du bourg. Un homme en robe de velours vert, adossé contre un mur, tient sa grande femme dans ses bras et tremble et bégaie :