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Gilles Trassecaille, à l’émouvant physique de gargouille accoudé à la table, entrouvre ses lèvres trop épaisses : « Il aime lire et écrire, connaît son rudiment de grammaire latine. C’est déjà ça. Bon, évidemment, la géométrie, l’astronomie… »

Moi, je suis en haut de l’escalier où je viens de refermer doucement la porte de ma chambre. Je boutonne ma longue robe grise et me coiffe du béret des écoliers en velours noir orné d’un ruban aux couleurs du collège de Navarre. Je descends à pas de loup vers le dos du bedeau tandis que le chanoine reprend en contemplant ses sandales :

— Ne nous voilons pas la face, Trassecaille, je n’ai aucun sens de l’éducation ! Je manque d’autorité et, quand j’en ai, c’est au mauvais moment. Je fais tout à contretemps. On dirait lui qui chante à l’église…

— C’est parce qu’il mue.

— Cette voix qu’il a pendant les Te Deum !À chaque messe, on dirait qu’il enterre sa…

— Wouah !

Je viens de bondir dans le dos du bedeau qui sursaute de terreur sur le banc :

— Ah, monsieur François, vous m’avez encore fait peur alors que je suis fragile, je vous l’ai dit cent fois ! Un jour ou l’autre, vous me ferez claquer le cœur.

Je fais semblant de vouloir lui coller une petite bigne derrière la tête. Craintif, il a un grand mouvement d’épaule en guise de protection.

— Tu as dû en recevoir des bastonnades pendant ton enfance à Toulouse, hein Gilles, pour maintenant te protéger autant ?…

— Ah, c’est sûr que j’ai été moins aimé que vous ! Mon père, lui…

— Pourquoi ne l’as-tu pas tué à coups de pierres, Gilles ? Il faut parfois savoir s’illustrer par un beau parricide.

Mon tuteur soupire : « Mais comment je l’ai élevé ?… » puis me dit : « Te voilà enfin, toi ! On frappe dix fois à ta porte et c’est seulement maintenant que tu te lèves alors que la cloche du collège a déjà sonné. Es-tu devenu comme loir qui reste trois mois sans s’éveiller ? Et puis où étais-tu ces deux derniers jours alors que je me faisais un sang d’encre ?… » continue-t-il en venant m’embrasser. « Mais comment as-tu fermé ta robe ? Regardez-moi ça, Trassecaille : dimanche boutonné avec lundi… Et le ruban de sa faluche ! Tout coincé dedans plutôt que bien pendu sur le côté. » Il rectifie ma tenue et me dévisage : « Tu es pâle. Tes yeux sont rouges comme si tu avais pleuré… » Il panique : « N’as-tu pas, ces deux derniers jours, appris quelque chagrin que tu me caches ? »

— Moi ? C’est la géométrie, maître Guillaume. D’apprendre toute la nuit à la chandelle chez un ami, on pâlit et les yeux rougissent…

— C’est ça, prends-moi pour un imbécile ! souffle le chanoine en poussant dans ma direction, sur la table, un bocal d’oignons confits dans l’huile de noix tandis, qu’à la cheminée, je me sers une demi-louche de potage aux amandes.

— C’est tout ce que tu vas manger ? Mais c’est une ration d’enfant de chœur, s’inquiète mon tuteur. Tu es en pleine croissance. Il te faut, le matin, déjeuner davantage pour bien travailler à l’école… L’école ! répète-t-il, les bras au ciel. Tiens parlons-en encore de celle-là ! J’ai croisé le doyen du collège qui s’est une nouvelle fois plaint de toi. Tu n’y fiches jamais rien. Pourra-t-on un jour savoir pourquoi ?

— Il ne fait pas si bon s’y user la robe…, dis-je en soufflant sur mon demi-bol de potage.

— Non mais, vous entendez ça, Trassecaille ? Non mais, vous entendez ce que me répond l’insolent ? Puis, blême de colère, il s’assoit dans son fauteuil au haut dossier sculpté près de la cheminée. Sais-tu combien d’écus me coûte ta pédagogie dans le meilleur collège de Paris ? Tout le loyer annuel de l’étal du boucher accolé à l’église y passe pour un garnement dont on me dit aussi qu’il a commis, hier, cent excès au marché aux pourceaux…

— Moi ? C’est foleur d’écouter ces paroles !

— Ah, j’en ai honte et désespoir ! se lamente le chanoine en tapotant, de ses ongles d’index, les accoudoirs patinés. Cela n’est pas possible, scélérat ! Ah, mais comment te sauver ? Vas-tu finir, comme tant d’autres, clerc sans emploi qui rejoint une bande d’Écorcheurs ? Faudra-t-il, qu’un jour, je te voie pendu au gibet de Saint-Benoît ? Je meurs si cela arrive !

Le bedeau se signe à la hâte. Moi, je ricane. Le chanoine, blanc comme un linge, me menace : « En tout cas, écoute-moi, écoute bien ce que je vais te dire, François. Ce soir et dorénavant tous les soirs, je te veux ici à cinq heures, tu m’as bien entendu ? Je n’ai pas dit à la brune à sept heures au moment du couvre-feu. J’ai dit, dès la sortie de l’école, à cinq heures ! Est-ce clair ?

— Mais oui, maître Guillaume !

J’arrive derrière lui et lâche un gros baiser sonore sur le sommet de son crâne tonsuré qu’une bande circulaire de cheveux coiffe en auréole :

— Oooh, mon plus que père ! Mon plus doux que mère…

Et je pars. J’entends Gilles s’esclaffer et le chanoine lui demander : « Pourquoi riez-vous, Trassecaille ? »

— Vous êtes tout rouge…

13

Je descends la rue Saint-Jacques vers la Seine. L’accent bourguignon de mon tuteur me hèle :

— François, l’école, c’est dans l’autre sens !

Ah !… Je pivote sur mes talons, ma robe s’envole et je remonte la rue en direction des remparts. Sur le pas de sa porte, près du bedeau, le chanoine lève la tête vers le cliquetis de deux chaînes qui pendent.

— Où est passée notre enseigne ? Est-ce vous, Trassecaille, qui l’avez décrochée pour la nettoyer ?

— Non.

La rue est émaillée d’échoppes où travaillent des artisans du cuir, des fileuses, des fabricants de clous, des drapiers… En face, le pont-levis de la porte Saint-Jacques est baissé. Des charrettes y sont contrôlées par des gardes. Derrière, c’est la campagne attractive. J’irais bien me promener vers les vignes de Bagneux. Je continue tout droit lorsqu’on m’attrape par une oreille que l’on tire fort à me décoller du sol. C’est Martin Polonus, l’opulent doyen du collège de Navarre. Il est vêtu d’une robe brune à capuchon fourré de menu vair et porte quelque chose enveloppé sous un bras. Il m’entraîne jusqu’à l’école. Aïe ! Aïe ! Aïe !

Nous grimpons un vaste escalier de pierre et au premier étage entrons dans un réfectoire ressemblant à une salle de château fort où l’on s’enrhume.

— Veuillez excuser mon retard, lance le doyen aux élèves, mais j’ai trouvé un écolier qui a failli l’être bien plus que moi. On ne l’a pas vu depuis deux jours et — est-ce le manque d’habitude ? — il a failli louper l’école malgré l’enseigne jaune et bleue aux couleurs du ruban de sa faluche. Il partait dans la campagne… Peut-être avait-il mieux à y faire ?…

Dans la salle incommode où l’enseignement se distribue à la cantonade, un tronc d’arbre crépite dans la cheminée. Les élèves riches sont assis près du feu sur des bancs. Les pauvres se les gèlent par terre au fond du réfectoire. Moi qui suis d’une classe intermédiaire, je m’assois au milieu sur une botte de paille.

Martin Polonus va à sa haute table écritoire. Quelques piles de livres manuscrits sont posées au sol sur les dalles de pierre. Le professeur désenveloppe ce qu’il portait sous le bras et raconte :

— Je reviens de la rue de la Parcheminerie où j’étais allé déposer un manuscrit chez un relieur. En sortant, j’ai voulu m’acheter un morceau de pâté dans la charcuterie d’en face tenue par un rouquin de votre âge qui écrivait sur sa vitrine : « Changement de propriétaire ». Et là, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que ce jeune charcutier, en guise de cadeau de bienvenue à ses nouveaux clients, enveloppait les tranches de sa première terrine — un produit entièrement maison a-t-il insisté ! — dans des feuilles de parchemin sur lesquelles sont écrits les vers d’une balade signée… François Villon.