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Et vingt minutes plus tard, peu avant midi, Baumgartner entre dans une ville balnéaire. Il gare sa Fiat au parking souterrain du centre, va prendre une chambre à l'hôtel de Londres et d'Angleterre qui donne sur la baie puis il ressort et se laisse marcher un moment, sans projet particulier, dans les rues larges et claires du quartier central où sont établis plusieurs concessionnaires de vêtements de luxe ou pas. Il connaît assez d'espagnol pour essayer un pantalon dans une boutique, mais pas assez pour expliquer pourquoi il n'en veut pas. Puis il rejoint la vieille ville dans les rues de laquelle s'ouvrent une multitude surnaturelle de bars. Entré dans l'un d'eux, Baumgartner désigne de petits trucs en sauce ou pochés ou grillés, disposés sur le comptoir et qu'il dévore debout très rapidement, puis il retourne à l'hôtel par la promenade qui longe la baie.

Et quinze jours plus tard il fait extrêmement froid pour un début d'octobre. Sur la promenade, tout le monde est déjà vêtu d'anoraks et de pardessus, de fourrures et d'écharpes, des édredons ensevelissent les poussettes qu'on fait rouler à vive allure. Depuis la fenêtre de sa chambre, à l'hôtel de Londres et d'Angleterre, Baumgartner aperçoit une femme au magnifique physique d'otarie, vêtue d'un maillot noir une pièce et qui entre dans l'océan gris-vert dont la seule couleur donne trop froid. Elle est absolument seule dans la baie, sous un ciel gris-brun qui n'arrange rien, des gens s'arrêtent pour la regarder sur la promenade. Elle avance dans l'eau glacée jusqu'à ce que celle-ci lui arrive aux chevilles, aux genoux, au pubis puis à la taille à hauteur de laquelle, avant de se lancer dedans bras tendus devant, elle se signe et Baumgartner l'envie. Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi pour faire ça? Juste peut-être qu'elle sait nager. Moi non. Le signe de croix je sais, mais nager, non.

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Alors on le fait, ce contrat? insistait fiévreusement Corday le lendemain matin. Le contrat, le contrat, dit Ferrer déjà moins enthousiaste que la veille, pas tout de suite. On ne va pas le signer tout de suite. Pour le moment disons que c'est moi qui m'occuperai de la fabrication des œuvres, hein, je prends ça en charge. Et je me rembourse quand c'est vendu. Ensuite il faut voir si ça prend, si on peut te chercher un autre lieu d'exposition. En Belgique, en Allemagne, quelque chose comme ça. Si ça ne prend pas, on restera plutôt en France, on essaiera de trouver quelque chose dans les centres culturels, par exemple. Et puis après on va tâcher de faire acheter une pièce par un Frac ou par le Fnac, tu vois, puis on pourra la montrer quelque part, cette pièce, ça pourra déjà faire un peu de mouvement. Ensuite New York.

New York, s'ébahit l'autre en écho. New York, répéta Ferrer, New York. C'est toujours un peu le même schéma, n'est-ce pas. Et puis si tout ça marche on pourra tout envisager, ensuite, pour le contrat. Tu m'excuses un instant.

Près de l'entrée de la galerie, pensif devant une œuvre récente, un gigantesque soutien-gorge en amiante dû au mari de la maîtresse de Schwartz qui l'avait recommandé à Ferrer, stationnait à nouveau l'officier de police judiciaire Supin. Il avait l'air si jeune, Supin, il portait toujours ses vêtements de jeune policier standard, vêtements qu'il désapprouve profondément mais il faut bien faire son métier. Il paraissait surtout heureux d'être là, galerie Ferrer, art moderne, enfin quelque chose pour moi.

Le véhicule Fiat, dit Supin, juste pour vous dire qu'il semble qu'on l'ait repéré près de la frontière espagnole. Douane volante, contrôle de routine, un coup de bol. Ils ont tâché de retenir le conducteur un moment mais la douane, bien sûr, dans ces cas-là ça ne peut rien faire. On a été averti vite, on a la chance de bien s'entendre avec les confrères du secteur. Evidemment je vais essayer de localiser l'individu, j'ai des collègues dans le coin que je vais mettre sur l'histoire mais je ne vous garantis rien. Si je trouve quelque chose, je vous téléphone. Je vous ferai signe ce soir ou demain, de toute façon. Dites-moi, juste pour savoir, ça va chercher dans les combien, le grand soutien-gorge, là?

Après que, terrassé par le prix, Supin s'en fut allé chancelant, et malgré ses informations qui feraient peut-être avancer les choses, Ferrer fut envahi par une sombre mélancolie. S'étant débarrassé de Corday le plus vite possible, il n'était même plus sûr de tenir ses promesses avec lui, nous verrions. Il dut se faire violence pour que ce passage à vide ne gagnât pas tout le terrain, ne gangrenât surtout pas sa vie professionnelle et de manière générale ses points de vue sur l'art. Portant un regard circulaire et soudain écœuré sur les œuvres exposées chez lui, un doute s'empara de sa personne qui dut encore fermer la galerie plus tôt que d'habitude. Il donna son congé à Elisabeth avant de verrouiller la porte vitrée, de baisser électriquement le rideau de fer puis de marcher, voûté contre le vent assez violent ce jour-là, jusqu'au métro Saint-Lazare. Changer à Opéra, descendre à Châtelet d'où le Palais de justice, une fois franchie la Seine, est à moins de deux minutes à pied. Les différents soucis professionnels et financiers de Ferrer n'étaient pas le seul motif de ce passage à vide, de sa voussure et de son visage fermé: c'est aussi que c'était aujourd'hui le 10 octobre, or aller divorcer n'a jamais rien d'enthousiasmant.

Il n'était certes pas le seul dans ce cas, ce qui n'a rien de consolant: la salle d'attente était bourrée de couples en fin de parcours. Certains, malgré l'instance, n'avaient pourtant pas l'air de si mal s'entendre, on parlait tranquillement avec ses avocats. La convocation était fixée à onze heures trente et, à quarante, Suzanne n'était pas encore là – toujours en retard, se dit Ferrer avec un souvenir d'agacement, mais le juge aux affaires familiales l'était également. D'inconfortables chaises en plastique collées aux quatre murs meublaient la salle d'attente, cernant une table basse couverte d'une collection de publications hétéroclites et fatiguées: périodiques juridiques aussi bien que magazines d'art ou de santé, hebdomadaires voués à la vie des célébrités. Ferrer s'empara d'un de ceux-ci qu'il entreprit de feuilleter: cela consistait comme d'habitude en photographies de stars, stars en tous genres issues des sphères lyrique, télévisuelle et cinématographique, sportive ou politique voire culinaire. Une double page au centre proposait la photo d'une superstar flanquée de sa nouvelle conquête à l'arrière-plan desquels, un peu flou mais quand même parfaitement reconnaissable, on pouvait distinguer Baumgartner. Ferrer allait tomber dans quatre secondes sur cette page et cette photo, trois secondes, deux secondes, une seconde, mais Suzanne choisissant cet instant pour surgir, il ferma sans regret l'hebdomadaire.

Le juge était une juge aux cheveux gris, à la fois calme et tendue, calme car croyant avoir l'habitude d'être juge et tendue car sachant ne jamais l'avoir prise. Bien qu'elle se contraignît visiblement à la froideur, Ferrer l'imaginait attentive dans le privé, rassurante et peut-être même aimante, oui, certainement bonne mère de famille bien qu'on n'y dût pas rigoler tous les jours. Il n'était pas exclu que son mari fût greffier et s'occupât des tâches ménagères quand elle devait rentrer tard pour le dîner, pendant lequel on disputerait de points de droit civil. Comme elle reçut d'abord le couple ensemble, Ferrer jugeant qu'elle ne posait que des questions sans objet y réagit a minima.