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Suzanne restait tout aussi réservée la plupart du temps, ne répondant que ce qu'il fallait répondre avec une forte économie de moyens. Non non, dit Ferrer quand la juge se fit confirmer pour la forme qu'il n'y avait pas d'enfants. Donc votre décision est prise, dit la juge en s'adressant à Suzanne – et, se tournant vers Ferrer: Monsieur a l'air un peu moins certain que madame. Si si, dit Ferrer, aucun problème. Puis elle s'entretiendrait avec eux l'un après l'autre individuellement, madame d'abord. En attendant son tour, Ferrer ne reprit pas le même magazine et, quand Suzanne sortit du bureau de la juge, il se leva en la cherchant du regard qu'elle ne lui rendit pas. Il se cogna contre une chaise en se dirigeant vers le bureau. Vous êtes vraiment sûr que vous voulez divorcer? demanda la juge. Oui oui, répondit Ferrer. Bon, dit-elle en refermant le dossier et puis voilà, c'était réglé.

Sortis de là, Ferrer aurait bien proposé à Suzanne d'aller déjeuner ensemble ou juste prendre un verre par exemple en face, à la brasserie du Palais, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Ferrer frémit, allant encore s'attendre au pire, aux insultes humiliantes et mises en demeure auxquelles il avait échappé au mois de janvier, mais non, non. Levant seulement un doigt pour lui intimer silence, elle ouvrit son sac dont elle retira un double des clefs de la galerie qui était resté à Issy, les lui remit sans un mot avant de s'éloigner vers le pont Saint-Michel au sud. Cinq secondes immobiles après, Ferrer reprit le chemin du Pont au Change au nord.

En fin d'après-midi, Ferrer ferma la galerie comme tous les jours à dix-neuf heures, la nuit tomberait sous peu, le Soleil n'était plus visible depuis cette partie de la Terre, restait un ciel bleu-gris très pur au milieu duquel un avion lointain, recueillant ses derniers rayons imperceptibles d'ici-bas, tirait un trait rosé vif. Ferrer resta encore immobile un instant, jetant un coup d'œil sur la rue avant de se mettre en marche. Les commerçants du coin tiraient comme lui leur rideau de fer. Les ouvriers du chantier d'en face avaient aussi quitté le travail après qu'on eut prudemment orienté pour la nuit les flèches des grues dans le sens actuel du vent. Sur la façade du grand immeuble voisin, une fenêtre sur deux était obstruée par des antennes paraboliques: quand le soleil était présent, ces paraboles devaient l'empêcher d'entrer, accueillant à sa place les images destinées au téléviseur qui remplaçait ainsi la fenêtre.

Il allait s'éloigner de la galerie quand se profila au bout de la rue une silhouette de femme dont le contour lui disait quelque chose, mais un instant dut défiler avant qu'il reconnût Hélène. Ce n'était pas la première fois que Ferrer avait un peu de mal à l'identifier aussitôt: à l'hôpital déjà, quand elle entrait dans la chambre il éprouvait ce même temps de latence, sachant bien que c'était elle tout en devant chaque fois reconstituer sa personne, recommencer tout à zéro comme si ses traits ne s'organisaient pas spontanément entre eux. Ils étaient pourtant beaux, cela ne se discutait pas, répartis avec harmonie, Ferrer pouvait les admirer isolément maïs c'étaient leurs rapports qui se modifiaient sans cesse, n'aboutissant jamais exactement au même visage. En équilibre instable comme s'ils entretenaient des relations changeantes, on aurait pu les croire en déplacement perpétuel. Ce n'était donc pas tout à fait la même personne que Ferrer avait devant lui chaque fois qu'il retrouvait Hélène.

Celle-ci passait à tout hasard, sans avoir prévenu ni prévu quoi que ce soit: lui proposant de prendre un verre, Ferrer rouvrit la galerie. Puis, tout en allant chercher du Champagne au frais dans l'atelier, Ferrer décida d'étudier cette fois avec patience et précision le visage d'Hélène, comme on apprend une leçon, pour le connaître une fois pour toutes et se débarrasser du trouble qu'il provoquait. Mais ses efforts furent d'autant plus vains qu'Hélène aujourd'hui, pour la première fois, s'étant maquillée, cela changeait et compliquait tout.

Car le maquillage masque en même temps qu'il décore les organes sensoriels, du moins, notez, ceux qui ont plusieurs usages. La bouche, par exemple, qui respire et qui parle et mange, boit, sourit, chuchote, embrasse, suce, lèche, mord, souffle, soupire, crie, fume, grimace, rit, chante, siffle, hoquette, crache, rote, vomit, expire, on la peint, c'est bien le moins, pour l'honorer de remplir ainsi nombre de fonctions nobles. On peint aussi les alentours de l'œil qui regarde, exprime, pleure et se ferme pour dormir, ce qui est également noble. On peint encore les ongles qui se tiennent aux premières loges de l'immense et noble variété des opérations manuelles.

Mais on ne farde pas ce qui ne rend qu'un ou deux services. Ni l'oreille – qui ne sert qu'à entendre – à laquelle on fixe juste un pendentif. Ni le nez – qui ne fait que respirer, sentir, et qui parfois se bouche – auquel comme à l'oreille on peut assujettir une boucle, une pierre précieuse, une perle ou même sous certains climats un os véritable, alors que sous les nôtres on se contente de le poudrer. Mais Hélène n'arborait aucun de ces accessoires, elle s'était seulement maquillée d'un rouge à lèvres option rubis, d'une poudre à paupières se promenant du côté de la terre de Sienne et d'un léger coup d'eye-liner. Aux yeux de Ferrer, actuellement en train d'ouvrir le Champagne, cela compliquerait donc tout supérieurement.

Mais non, cela n'aurait pas le temps de compliquer quoi que ce fût car le téléphone, à cet instant, sonna: Supin à l'appareil, j'appelle plus vite que prévu, je pense avoir trouvé quelque chose. Raflant le premier crayon venu, Ferrer l'écouta très attentivement en notant quelques mots sur le dos d'une enveloppe, avant de remercier démesurément l'homme de l'identité judiciaire. Ce n'est rien, dit Supin, c'est de la chance. On a de bons rapports avec les douanes espagnoles, rappela-t-il, et j'ai un excellent collègue motard dans la gendarmerie, là-bas, qui a pris sur lui pour faire un peu de filature hors service. Comme quoi, vous voyez, tout ce qu'on dit sur la guerre des polices. Puis, une fois qu'on eut raccroché, Ferrer emplit nerveusement deux coupes au point de les faire déborder. Je vais devoir m'en aller assez vite, dit-il. En attendant, peut-être qu'on va pouvoir enfin boire à quelque chose, vous et moi.

32

Que ce soit par l'autoroute ou la nationale qui, franchissant la frontière à Hendaye ou à Béhobie, conduisent vers le sud de l'Espagne, on passe forcément par Saint-Sébastien. Après que Ferrer eut traversé de sombres friches industrielles, longé d'oppressantes barres d'architecture franquiste et qu'il se fut parfois demandé ce qu'il faisait là, brusquement il entra dans cette grande ville balnéaire de luxe, parfaitement inattendue. Elle était construite sur une étroite langue de terre, de part et d'autre d'un fleuve et d'un mont qui séparait deux baies presque symétriques, cette double échancrure traçant un approximatif oméga, une poitrine de femme qui entrait à l'intérieur des terres, deux seins océaniques corsetés par la côte espagnole.

Ferrer gara sa voiture de location dans le parking souterrain proche de la baie principale puis il descendit dans un petit hôtel du centre-ville. Pendant une semaine il parcourut de larges avenues calmes, aérées, attentivement nettoyées, bordées d'immeubles clairs et graves, mais aussi de brèves rues étroites, elles aussi balayées avec soin, obscures et surplombées d'étroits immeubles nerveux. Palais et palaces, ponts et parcs, églises baroques, gothiques et néogothiques, arènes flambant neuves, immenses plages bordées d'un institut thalassothérapeutique, du Club de tennis royal et du casino. Plus solennels les uns que les autres, les quatre ponts étaient pavés de mosaïque et dentelés de pierre, de verre, de fonte, ornés d'obélisques blanc et or, de réverbères en fer forgé, de sphinx et de tourelles frappées de monogrammes royaux. L'eau du fleuve était verte avant de virer au bleu en se jetant dans l'océan. Ferrer hanta souvent ces ponts, mais plus souvent encore il arpentait la promenade galonnant la baie conchoïde dont une île minuscule, coiffée d'un petit château, occupait le centre.