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Comme il déambulait ainsi, des jours durant, sans autre but particulier qu'un événement de hasard, tâchant d'inventorier tous les quartiers, il finît par se fatiguer un peu de cette ville trop grande en même temps que trop petite, où l'on n'était jamais sûr d'être où l'on était tout en ne le sachant que trop. Supin n'avait pas donné d'autre indication que le nom de Saint-Sébastien, accompagné d'une hypothèse à probabilité limitée. Il semblait seulement vraisemblable qu'y résidât l'escamoteur d'antiquités.

Les premiers temps, aux heures des repas, Ferrer fréquentait surtout les nombreux petits bars agités de la vieille ville où, debout devant le comptoir, on peut manger plein de petites choses, où l'on n'est pas contraint de s'asseoir pour se nourrir solitairement, ce qui peut vous casser le moral. Mais de cela aussi Ferrer commença de se lasser: il finit par repérer, du côté du port, un restaurant sans histoires où la solitude pesait moins. Il appelait Elisabeth à la galerie chaque fin d'après-midi et, les soirs, il se couchait tôt. Mais au bout d'une semaine son entreprise lui parut sans espoir, chercher un inconnu dans une ville inconnue ne rimait à rien, le découragement le gagna. Avant d'envisager de rentrer à Paris, Ferrer passerait encore deux jours dans cette ville mais sans plus la parcourir vainement, préférant somnoler l'après-midi dans un transatlantique déplié sur la plage quand le temps d'automne le permettait, puis tuer ces dernières soirées seul au bar de l'hôtel Maria Cristina dans un fauteuil de cuir, face à un verre de txakoli et au portrait en pied d'un doge.

Un soir que tout le rez-de-chaussée du Maria Cristina se trouvait envahi par un bruyant parti de cancérologues congressistes, Ferrer préféra se rendre à l'hôtel de Londres et d'Angleterre, établissement à peine moins chic que l'autre et dont le bar possédait l'avantage de s'ouvrir sur la baie par de grands vitrages aérés. L'ambiance était beaucoup plus calme ce soir-là qu'au Maria Cristina – trois ou quatre couples entre deux âges assis en salle, deux ou trois hommes debout seuls au bar, peu de mouvement, très peu d'allées et venues, Ferrer s'installa tout au bout de la salle contre une des grandes vitres. La nuit était tombée, les lumières de la côte se réfléchissaient en colonnes floues sur un océan d'huile où reposaient en paix, du côté du port, vingt-cinq silhouettes claires de bateaux de plaisance.

Or ces vitres permettaient aussi, selon le point que le regard faisait sur elles, d'observer l'extérieur mais aussi l'intérieur de la salle immobile par effet de rétroviseur. Un mouvement, bientôt, parut à l'extrémité opposée du bar: la porte à tambour s'était mise à tourner sur elle-même un instant, laissant en surgir Baumgartner qui vint s'accouder au bar à côté des hommes seuls, tournant le dos à la baie. Lointainement reflété dans la vitre, ces épaules et ce dos firent se froncer les sourcils de Ferrer qui, son regard s'accommodant de plus en plus précisément sur eux, finit par se lever de son siège et se dirigea vers le bar d'une démarche prudente. S'arrêtant à deux mètres de Baumgartner, il parut hésiter un instant puis s'approcha de lui. Excusez-moi, dit-il en posant légèrement deux doigts sur l'épaule de cet homme, qui se retourna.

Tiens, dit Ferrer. Delahaye. Je me disais bien, aussi.

33

Non content de n'être pas mort, ce qui finalement ne surprenait Ferrer qu'à peine, Delahaye avait beaucoup changé en quelques mois. Il s'était même transformé. Le fatras d'angles obtus et flous qui avait toujours défini sa personne avait cédé la place à un faisceau de lignes et de perspectives acérées, comme si tout cela avait fait l'objet d'une excessive mise au point.

Tout n'était plus à présent chez lui, devenu Baumgartner, que traits impeccablement tirés: sa cravate dont on avait toujours connu, quand il en portait une, le nœud décalé sous un angle ou l'autre de son col de chemise, le pli de son pantalon qu'on n'avait perçu qu'évanoui car poché à hauteur des genoux, son sourire même qui dans le temps ne tenait pas la route et s'amollissait vite, s'arrondissait, s'érodait comme un glaçon sous les tropiques, sa raie aléatoire sur le côté, sa ceinture diagonale, les branches de ses lunettes et jusqu'à son regard même – bref tous les segments ébauchés, brouillés, inachevés et confus de son corps avaient été redressés, raidis, amidonnés. Les poils incontrôlés de sa moustache informe avaient eux-mêmes été fauchés au profit d'une droite impeccable, fil parfait soigneusement taillé, comme tracé au pinceau fin dans un style latin au ras de la lèvre supérieure.

Ferrer et lui se considérèrent un moment sans parler. Pour se donner sans doute une posture, Delahaye, verre en main, commença de faire légèrement tourner celui-ci sur lui-même puis il immobilisa son mouvement; le contenu du verre poursuivit seul sa rotation avant de se calmer à son tour. Bon, dit Ferrer, on pourrait peut-être aller s'asseoir. On sera mieux pour parler. D'accord, soupira Delahaye. On s'éloigna du bar vers les groupes de fauteuils profonds, disposés par trois ou quatre autour de guéridons nappés. Choisissez où vous voulez, dit Ferrer, je vous suis.

Ce faisant, de dos, il observait les vêtements de son ancien assistant: dans ce domaine également les choses avaient changé. Son complet croisé en flanelle anthracite semblait lui servir de tuteur tant l'homme se tenait à présent droit. Comme il se retournait pour s'asseoir, Ferrer nota une cravate nuit sur chemise à fines rayures perle, aux pieds des richelieus couleur de meuble ancien, et son épingle de cravate et ses boutons de manchettes émettaient des éclats éteints, sourdes sonorités d'opale muette et d'or dépoli, en somme il était habillé comme Ferrer aurait toujours souhaité, à la galerie, qu'il le fût. Seul accroc dans le tableau quand Delahaye se laissa tomber dans un fauteuil et que les revers de son pantalon se haussèrent: les élastiques de ses chaussettes semblaient hypotendus. Vous êtes très bien, comme ça, dit Ferrer. Vous les trouvez où, vos vêtements? Je n'avais plus rien à me mettre, répondit Delahaye, j'ai dû m'acheter quelques petites choses ici. On trouve des trucs pas mal du tout dans le quartier du centre, vous n'imaginez pas comme c'est moins cher qu'en France. Puis il se redressa dans son fauteuil, rajusta sa cravate légèrement décentrée par l'émotion, sans doute, et remonta ses mi-bas affaissés en vrille sur ses chevilles.

C'est ma femme qui m'a offert ces chaussettes, ajouta-t-il distraitement, mais elles tombent, voyez-vous. Elles ont tendance à tomber. Ah, dit Ferrer, ça c'est normal. Ça tombe toujours, les chaussettes qu'on vous offre. C'est juste, sourit Delahaye crispé, c'est très bien observé, je peux vous offrir un verre? Volontiers, dit Ferrer. Delahaye fit un signe vers une veste blanche, on attendit en silence qu'elle apportât les commandes puis sans un sourire on leva discrètement son verre, on but. Bon, se risqua ensuite Delahaye, comment on va s'organiser? Je ne sais pas encore bien, dit Ferrer, ça va beaucoup dépendre de vous. On va faire un tour?

Ils sortirent de l'hôtel de Londres et d'Angleterre et, au lieu de se diriger vers l'océan qui semblait encore ce soir-là dans des dispositions violentes, ils prirent la direction opposée. Les jours se mettaient à raccourcir de plus en plus frénétiquement, la nuit s'épaississait de plus en plus vite. Ils s'engagèrent dans l'avenue de la Liberté vers un des ponts qui franchissent le fleuve.