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Ce fort cours d'eau a beau se jeter continûment dans la mer Cantabrique, lorsque elle est trop puissante cette mer remonte le cours du fleuve, s'oppose à lui et l'envahit, l'eau douce étouffe devant tant de sel belliqueux. Puis ses vagues à contre-courant, s'écrasant d'abord contre les piles du pont de la Zurriola et du pont Santa Catalina, s'apaisent ensuite au-delà du pont Maria Cristina. Elles n'en continuent pas moins à secouer le fleuve qu'elles agitent plus en profondeur, font onduler comme des mouvements péristaltiques un ventre jusqu'au pont de Mundalz et même sans doute encore en amont.

Ils s'arrêtèrent au milieu du pont et, comme ils contemplaient un moment la guerre livrée sous eux entre insipide et salé, comme Delahaye se souvenait fugitivement qu'il n'avait jamais appris à nager, une idée traversa l'esprit de Ferrer.

Je pourrais me débarrasser de vous, au fond, une fois pour toutes, dit-il doucement mais sans y croire vraiment. Je pourrais vous noyer, par exemple, je n'aurais aucun mal. Oui, je le devrais même, peut-être, avec tous les emmerdements que vous m'avez faits. Delahaye objectant précipitamment qu'une telle initiative ne pourrait qu'apporter ennuis à son auteur, Ferrer lui fit remarquer qu'ayant déjà disparu de manière officielle, cette disparition-là ne pourrait que passer inaperçue.

On vous croit mort, fit-il valoir, vous n'avez plus d'existence légale, c'est ce que vous vouliez, non? Donc, qu'est-ce que je risquerais à vous supprimer? Tuer un mort n'est pas un crime, supposa-t-il sans savoir qu'il reproduisait le raisonnement que Delahaye avait déjà imposé au Flétan. Allons, dit Delahaye, vous n'allez pas faire ça. Non, reconnut Ferrer, je ne crois pas. Je ne sais d'ailleurs même pas comment je pourrais m'y prendre, je ne suis pas très familier de ces techniques. Convenez cependant que vous êtes baisé.

J'en conviens, dit Delahaye, mesurez vos propos mais j'en conviens.

Tout cela ne nous avançait pas terriblement, donc on se tut une minute ou deux faute d'arguments. Ferrer se demandait ce qui venait de lui prendre de parler grossièrement ainsi. Parfois une vague plus forte explosait avec fracas contre une pile du pont, projetant des franges d'écume jusque sur leurs chaussures. Les belvédères en forme de pain de sucre du pont Maria Cristina projetaient une lumière confidentielle. En amont, on apercevait ceux de la Zurriola qui sont en forme de cornet de glace à trois ou quatre boules, mais qui éclairent mieux.

Donc, imagina posément Ferrer, je pourrais vous mettre dans l'embarras pour vol ou escroquerie, abus de confiance, je ne sais pas, moi. Mais déjà le vol, c'est illégal. Je pense que se faire passer pour mort n'est pas terriblement légal non plus, non? Je l'ignore, assura Delahaye, je ne me suis pas vraiment renseigné sur ce point. De plus, parti comme ça, dit Ferrer, je suppose que vous ne vous en êtes pas tenu là, il doit y avoir d'autres petites choses pas nettes encore. Pensant au malheureux destin du Flétan, Delahaye s'abstint de commenter cette supposition. Bon, dit-il, j'ai raté mon coup. Bon, d'accord, j'ai raté mon coup, ce sont des choses qui arrivent. Mais qu'est-ce que je vais faire, maintenant, vous avez pensé à ça? C'est vous qui vous en tirez bien, finalement, ajouta-t-il effrontément, c'est encore vous qui allez vous en sortir.

Ferrer, alors, renversa Delahaye contre la rambarde en l'insultant d'abord de manière inaudible et se mit à lui serrer la gorge inconsidérément. Espèce de petit enculé, s'écriait-il ensuite de façon plus distincte et perdant toute mesure après qu'il se fut, pourtant, reproché d'émettre ce soir-là trop de grossièretés, pauvre petite saloperie à la con – cependant que l'autre, tête versée en arrière au-dessus du fleuve bouillonnant, après avoir tenté d'en émettre aussi mêlées de protestation, ne gargouillait plus que non, non, je vous en prie, non.

Nous n'avons pas pris le temps, depuis presque un an pourtant que nous le fréquentons, de décrire Ferrer physiquement. Comme cette scène un peu vive ne se prête pas à une longue digression, ne nous y éternisons pas: disons rapidement qu'il est un assez grand quinquagénaire brun aux yeux verts, ou gris selon le temps, disons qu'il n'est pas mal de sa personne mais précisons que, malgré ses soucis de cœur en tous genres et bien qu'il ne soit pas spécialement costaud, ses forces peuvent se multiplier quand il s'énerve. C'est ce qui paraît en train de se produire.

Pauvre petite saleté de merde, continuait-il donc de proférer en comprimant périlleusement la glotte de Delahaye, minable petit arnaqueur de mes deux. Des voitures passaient sur le pont, un bateau de pêche passa dessous tous feux éteints, quatre piétons inattentifs à leur rixe surgirent fugitivement sur le trottoir d'en face, personne ne s'arrêta malgré le bruit bien que cela menaçât de finir mal. Non, hoquetait maintenant Delahaye, s'il vous plaît, non. Tais-toi, connard, tais-toi, proféra Ferrer avec violence, tu vas voir comme je vais te niquer la gueule. Et comme l'autre commençait de se convulser, Ferrer sentit frénétiquement battre ses carotides derrière l'angle de sa mâchoire avec autant de précision qu'il avait perçu ses propres artères, quelques mois plus tôt, à l'échodoppler. Mais nom de Dieu, se demandait-il cependant, mais enfin qu'est-ce qui me prend ce soir de jurer comme ça?

34

Les jours s'écouleraient ensuite, faute d'alternative, dans l'ordre habituel. Ce serait toute une journée de route, d'abord, Ferrer ayant décidé de regagner Paris sans se presser. S'arrêtant longuement pour déjeuner vers Angoulême, s'accordant un détour sans souci touristique spécial, juste pour se donner le temps de récapituler et prévoir. Dans la voiture, faute de système RDS, il fallait modifier tous les cent kilomètres les longueurs d'onde des stations en modulation de fréquence. C'est de toute façon distraitement et à faible volume que Ferrer les écouterait, la radio ne servant que de bande-son au film des vingt dernières heures qu'il se reprojetait en boucle.

Cela s'était passé presque trop facilement avec Delahaye. Après un instant d'énervement, Ferrer s'était calmé puis on avait fini par négocier. Delahaye, confondu, se retrouvait à tous égards coincé.

Nourrissant de grandes espérances sur la vente clandestine des antiquités, anticipant d'énormes rentrées, en quelques mois toutes ses économies avaient fondu en auberges de charme et vêtements de luxe: il n'avait à présent pratiquement plus un rond. Ces espérances avaient été ruinées par l'arrivée de Ferrer qui, une fois repris ses esprits, l'avait traîné dans un bar de la vieille ville pour lui proposer un arrangement. On avait discuté plus calmement, on avait envisagé l'avenir, Ferrer s'était remis à vouvoyer son ancien assistant.

A présent, faute de mieux, Delahaye souhaitait conserver humblement et définitivement ce nom de Baumgartner qu'il avait dû beaucoup intriguer pour obtenir: il en ferait, ma foi, ce qu'il pourrait. C'est qu'il avait fallu payer le prix pour ça, les faux papiers d'identité crédibles coûtent très cher et tout retour en arrière s'avérait maintenant impossible. Mais il avait quand même essayé de négocier: contre dédommagement chiffré, il accepterait d'indiquer le lieu de stockage des antiquités. Bien que jugeant bénignes ses exigences, Ferrer se fit un plaisir de les revoir à la baisse, acceptant de lui verser un peu moins du tiers de la somme souhaitée, ce qui suffirait bien à Delahaye pour voir venir quelque temps dans le pays étranger, si possible à devise faible, qu'il choisirait. L'autre n'étant pas en position de marchander, on s'en était tenu là. On s'était finalement séparés sans haine et Ferrer arriva à Paris en début de soirée.

Le lendemain de son retour, la première chose à faire dès le matin, sur la foi des indications de son ancien assistant, fut de se rendre à Charenton pour récupérer les objets puis de louer un grand coffre à la banque et de se hâter, dûment assurés, de les y entreposer. Cela fait, l'après-midi, comme il retournait chez Jean-Philippe Raymond pour y récupérer le rapport d'expertise définitif, à peine parvenu au secrétariat Ferrer se retrouva devant Sonia. Toujours la même avec ses Benson et son Ericsson, que Ferrer ne pouvait plus s'empêcher d'associer automatiquement au Babyphone. Elle parut le toiser avec indifférence mais, comme il la suivait dans le couloir menant au cabinet de Raymond, se retournant brusquement elle commença de lui reprocher avec hargne de ne jamais l'avoir appelée. Ferrer ne relevant pas cette remarque, elle entreprit ensuite de l'insulter sourdement puis, Ferrer tentant de faire diversion en s'échappant vers les toilettes, elle l'y rejoignit et se rua dans ses bras et ah, dit-elle, prends-moi. Comme il résistait en s'efforçant de lui représenter que ce n'était ni le lieu ni le moment, elle réagit avec violence et se mit à vouloir le griffer et le mordre puis, abandonnant toute retenue, le dégrafer tout en s'agenouillant en vue de va savoir quoi, ne fais pas l'innocent, tu sais parfaitement quoi. Mais, va savoir pourquoi, Ferrer se débattit. Parvenu à rétablir un peu de calme, il put se soustraire à ces divers traitements non sans éprouver des sentiments mélangés. Heureusement qu'un peu plus tard, de retour à la galerie, il apparut qu'en son absence les choses avaient plutôt évolué dans le bon sens. Le business paraissait reprendre un petit peu mais, tout l'après-midi, Ferrer eut du mal à se concentrer.