Выбрать главу

Un soir même au Central, comme Ferrer est passé prendre un verre avec Hélène, Ferrer tombe sur Victoire qu'il n'a plus vue depuis le début de l'année. Elle n'a pas tellement changé d'allure même si ses cheveux sont plus longs et ses yeux plus distants, comme si leur objectif avait reculé pour embrasser un champ plus vaste, un long panorama. Par ailleurs elle a l'air un peu fatiguée. On échange trois propos bénins, Victoire paraît absente mais adresse à Hélène qui s'éloigne – je vous laisse un instant, dit Hélène – un sourire d'esclave libre ou de conquérante vaincue. Elle ne paraît pas au courant de la disparition de Delahaye. Ferrer lui en fournit, accompagnée d'un regard navré, la version officielle, puis il lui offre un verre de blanc sec et se retire derrière Hélène. Avec Hélène, à cette époque, Ferrer prépare tout en vue de leur installation: leur chambre commune et celle de chacun d'eux quand on préférera dormir seul car il faut tout prévoir, les bureaux et les chambres d'amis, la cuisine et les trois salles de bains, la terrasse et les dépendances. Plusieurs fois par semaine Ferrer va visiter le chantier presque terminé. Il marche dans le béton brut, respirant la poussière de plâtre qui s'imprègne au palais cependant qu'il prévoit les finitions et les peintures, couleurs de rideaux et rapports entre meubles, sans écouter l'agent immobilier qui choppe et trébuche parmi les poutrelles en dépliant des plans inexacts. Hélène, ces jours-là, préfère ne pas accompagner Ferrer dans ses visites. Restée à la galerie, elle s'occupe des artistes, notamment de Martinov qu'il faut surveiller de près car c'est si fragile, un succès, cela requiert une attention si constante, c'est un travail de chaque instant pendant que Ferrer, de la terrasse de son futur penthouse, regarde arriver les nuages. Ces nuages ont l'air mauvais, rangés et déterminés ainsi qu'une armée de métier. D'ailleurs le temps vient de changer brusquement comme si l'hiver s'impatientait, s'annonçant de très mauvaise humeur et bousculant l'automne de bourrasques menaçantes pour lui prendre sa place au plus vite, choisissant un des derniers jours de novembre pour vider bruyamment les arbres en moins d'une heure de leurs feuilles recroquevillées à l’étât de souvenirs. Climatiquement parlant, on est en droit de s'attendre au pire.

35

L'hiver était donc arrivé, et avec lui la fin de l'année, et avec elle son dernier soir en vue duquel, préventivement, tout le monde avait pris soin de s'inviter les uns chez les autres. Dans le temps, la perspective de cette soirée rendait toujours Ferrer un peu nerveux mais cette fois-ci non, pas du tout. Il s'était bien organisé, prévoyant d'emmener Hélène chez Réparaz où devait se donner une réception considérable: il y aurait là un monde énorme avec douze orchestres et quatorze buffets, trois cents célébrités issues de toutes les sphères et deux ministres au dessert, tout cela menaçait d'être assez divertissant.

Le soir du 31, peu avant le journal télévisé, Ferrer exposait en souriant ce programme à Hélène lorsque on sonna à la porte et que se présenta le facteur, accompagné d'un aide-facteur, lesquels passaient pour les étrennes avec leur lot de calendriers représentant nécessairement des chiens à l'arrêt, des chats endormis, des oiseaux sur la branche, des ports de mer et des pics enneigés, bref l'embarras du choix. Bien sûr, dit Ferrer avec enthousiasme, entrez donc.

Hélène avait l'air d'accord pour se prononcer avec lui sur le motif du calendrier, on se décida pour deux bouquets recto-verso, un par semestre, puis Ferrer d'excellente humeur distribua aux facteurs le triple de leurs gratifications habituelles. Les postiers enchantés souhaitèrent au couple tout le bonheur possible, Ferrer les entendit commenter l'événement dans l'escalier tout en refermant la porte mais, cela fait, Hélène annonça qu'elle aurait quelque chose à dire. Bien sûr, dit Ferrer, qu'est-ce qui se passe? Voilà, dit-elle, il se passait que cette soirée chez Réparaz, au bout du compte elle aimerait mieux ne pas s'y rendre. Martinov organisait lui aussi quelque chose avec une douzaine d'amis dans son nouvel atelier, fruit de toutes ses ventes récentes et d'une surface mieux appropriée à sa cote actuelle et voilà, c'est plutôt là qu'elle préférerait aller. Si ça ne t'embête pas.

Pas du tout, dît Ferrer, comme tu veux. Bien sûr ce serait un petit peu délicat vu ses relations avec Réparaz mais il allait trouver quelque chose, il n'aurait aucun mal à se décommander. C'est-à-dire que non, dit Hélène en se détournant, ce n'est pas ce que je voulais dire. Réflexion faite, il vaudrait mieux qu'elle y aille toute seule. Et comme Ferrer poussait ses lèvres en fronçant les sourcils, écoute, dit Hélène en se retournant vers lui, écoute. Elle expliqua doucement qu'elle avait réfléchi. Que ce nouvel appartement. Tous ces meubles. Cette perspective de vivre ensemble avec tout ce ciel au-dessus d'eux, elle ne savait plus trop. Elle n'était pas très sûre d'être prête, elle avait besoin de réfléchir, il faudrait qu'on en reparle. Je ne dis pas qu'il faut laisser tomber tout ça, tu vois, je dis que je voudrais y repenser. Puis qu'on en reparle dans quelques jours. Bon, dit Ferrer en examinant le bout de ses chaussures neuves – neuves, depuis quelques semaines, toutes ses chaussures l'étaient -, bon, d'accord. Tu es gentil, dit Hélène, je vais me changer. Tu me raconteras comment c'était chez Réparaz. Oui, dit Ferrer, je ne sais pas.

Elle quitta la rue d'Amsterdam un peu tôt, jugea-t-il, pour ce genre de soirée. Resté seul et tournant un moment dans le séjour, ouvrant le téléviseur pour réteindre aussitôt, Ferrer maudit spontanément Feldman de lui avoir interdit de fumer. Puis il passa sans conviction trois ou quatre coups de fil qui, ce jour de fête, aboutirent sur autant de répondeurs téléphoniques. Plus très envie d'aller chez Réparaz qui, ayant sympathisé avec Hélène depuis qu'elle travaillait à la galerie, ne manquerait pas de s'étonner de son absence. N'ayant évidemment rien prévu d'autre pour la soirée, il était un peu tard pour improviser une solution de rechange. D'autant plus qu'ayant refusé d'autres invitations, téléphoner maintenant d'un ton désinvolte pour s'incruster en catastrophe paraissait délicat: là encore on irait s'étonner, lui poser des questions auxquelles il n'aurait pas la moindre envie de répondre.

Il dut repasser quelques coups de fil en quantité plus importante mais couronnés du même résultat. Il inséra un disque dans le lecteur de disques, baissa tout de suite le volume sonore puis changea de disque mais coupa le son avant de rallumer la télévision et de rester debout devant elle un très long moment, sans changer de chaîne ni comprendre ce qu'il en percevait. Il resta également debout quelques minutes devant le réfrigérateur ouvert, dans le même état de sidération et sans en retirer quoi que ce fût. Et puis deux heures plus tard, le voici qui descendait la rue de Rome vers la station de métro Saint-Lazare, d'où c'est direct vers Corentin-Celton. Les 31 décembre vers onze heures du soir, les rames du métro ne sont pas surchargées. Il n'est pas rare d'y trouver des banquettes entièrement disponibles au goût de Ferrer qui a bien conscience de choisir en ce moment, peut-être, la pire des solutions qui soient.

Ferrer sait que Suzanne, quittée depuis un an pile moins deux jours, est tout à fait experte en matière de jours de l'an. Il sait également qu'il s'expose au pire et que ce pire serait justifié, il sait encore mieux que Suzanne peut réagir très vivement à sa vue, que tout cela est extrêmement risqué. Cela relèverait même peut-être de l'opération suicide mais il semble que cela lui soit égal, comme s'il n'y avait rien d'autre à faire, je sais que c'est idiot mais je le fais. Et puis, sait-on jamais, peut-être aussi Suzanne a-t-elle changé, peut-être s'est-elle civilisée depuis leur première rencontre. C'est qu'elle a toujours été d'une violence néolithique et Ferrer se demande parfois s'il ne l'a pas abordée au seuil d'une caverne. Suzanne tenant une massue à la main, une hache de silex passée à la ceinture, elle était vêtue ce jour-là d'un tailleur en aile de ptérodactyle sous un trench-coat taillé dans de la paupière d'ichtyosaure, et casquée d'un ongle d'iguanodon façonné à son tour de tête. Cela n'avait pas été facile ensuite pendant cinq ans, il avait fallu beaucoup batailler, mais les choses avaient peut-être évolué, on verrait.