Kayser et sa palanquée de soldats.
— Ils sont sûrs d’eux, je dis pour rien. La faiblesse de la force, c’est de croire à la force, là c’est pareil… Si on veut investir le périmètre, forcément on se casse la gueule avec ce qu’ils ont comme personnel et comme matériel. Ils peuvent avoir farci les fenêtres du premier de snipers, sans compter le toit des hangars… Seulement, on veut pas investir…
— Les tubes, c’est pour ça ?
— C’est pour ça.
— Tu as une sacrée équipe, Simon. Ils ont déjà fait de la taule ?
— Les uns oui, les autres non.
— Ils ont pas parlé des tubes, à la radio. C’est bizarre, non ?
— Non. Tu vois la panique, s’ils racontent partout qu’ils se sont fait tirer quatre lance-roquettes antichars ?
19
La Grenouille appelle sur la 27,5 de sa 505. Je repose mon verre, je m’approche de la radio. Surfeur trafique très paisiblement, en bataillant avec un Rubik’s.
— Il bouge, dit la Grenouille dans le micro. Il a une mallette. Il a pas sorti sa caisse, il se tire en direction du centre, à pied.
Je prends le micro devant le Surfeur, il se penche en arrière.
— Tu te mets dessus, j’annonce.
— … Va pas être de la tarte…
— Cinquante-huit secondes, grimace Surfeur. (Il considère le cube avec un ressentiment visible. Il rebrouille les couleurs.) Cinquante-huit secondes, la honte.
— Tu veux du monde ?
— Non, pas pour le moment.
— Le lâche pas, surtout.
— Je le lâcherai pas, même si pour ça il faut que je le prenne sur mes genoux.
Je repose le micro sur la table. Je regarde les doigts de Surfeur qui bougent à une vitesse incroyable, les torsions de poignet.
J’appelle Tony. Il planque avec Manu, à l’autre bout de la ville. Je lui annonce que l’autre type a bougé, qu’il descend vers le centre ville, à pied, et avec une mallette.
— Rien chez toi ?
— Rien du tout. C’est calme.
— Il a bougé ?
— Pas même ouvert ses volets.
— Tu m’appelles, s’il remue.
— Je t’appelle.
Vingt minutes après, Tony m’appelle. Le deuxième type a ouvert ses volets. Il a regardé dehors le temps qu’il faisait (il faisait beau), il a fermé les vitres. Trois minutes après il est apparu en bas de l’immeuble, avec un attaché-case, a jeté un imperméable sur son bras gauche, a rempoché son trousseau de clés après avoir soigneusement verrouillé la porte en verre.
— Il descend vers la ville, m’annonce Tony en empruntant la diction hachée et précise du reporter sportif au moment du penalty. Non, attends… Oui, il traverse pour avoir les bagnoles en face. Il continue vers la ville… Bon, je prends…
Surfeur repose le Rubik’s.
Il s’allume une Camel, il souffle la fumée vers le plafond et dit doucement :
— Eh bien, Simon, on dirait que ça prend forme, votre truc. Une mallette chacun. Une mallette et un imper pour le numéro deux… C’est sûrement pas pour aller passer le week-end à la montagne, non ?
— Un week-end à la neige, Surfeur, pendant que tu y es ?
Il me balaie la figure de son regard vitreux, il émet un crissement saccadé, ses dents serrées broient de pleines poignées de sable et je comprends qu’il est en train de se marrer, de rire aux larmes, de se fendre la gueule à se taper le cul par terre et à en demander encore.
— La neige, la neige ! il grince. On va veiller sur votre propre neige, c’est ça ? Celle que vous allez fourguer aux petits enfants perdus de l’Oncle Sam. (Il penche la tête, l’air moyennement intéressé.) Vous savez que vous avez une espèce de génie pour les coups tordus ? Il faudrait pas qu’il lui arrive malheur, à votre neige, hein ?
— Il faudrait pas.
— Les coups tordus à l’échelle de la planète, il poursuit. Je suppose que vous avez aussi un doigt dans le trou du cul du vendeur de brut, non ? Ben ou vous. Un des deux. Ou les deux…
Je réponds pas.
Il me fixe, durement, il ouvre la bouche comme s’il allait dire quelque chose qu’il a sur le cœur depuis pas mal de temps. Il a l’air d’un type qui en a gros sur la patate, mais son regard s’éteint et glisse loin derrière moi, il erre un moment sur les plinthes et le rebord de la table, le micro sur son support, les boutons et les cadrans des radios, le Rubik’s.
Ses doigts reprennent le cube de mauvaise grâce, le placent plus ou moins dans le pinceau amorphe du regard, mais ils ne le triturent plus, ils reposent oisifs, éparpillés un peu partout sur le plastique et pas plus vivants en définitive que les pinces du robot le plus sophistiqué quand un petit rigolo a eu la bonne idée d’enlever la prise.
— Je marche dans votre coup pour pas mal de raisons, Simon, déclare le Surfeur comme s’il se parlait à lui-même, sans plus de chaleur ni de passion, ni de relief que s’il était tout seul sous le soleil, et le fric, c’en est une bonne, déjà, mais le fric à la limite je m’en cague. (Il a un sourire uni et décoloré.) Le risque… Le risque, je suis déjà mort deux fois, les deux fois en service commandé…
— Je sais, je le bloque, la dernière fois dans les plis du drapeau tricolore à Beyrouth.
— La première fois aussi, mais pas à Beyrouth.
— Pas à Beyrouth. Dans les sables du désert, mais pas à Beyrouth. Toujours dans les plis du drapeau…
Il rit à nouveau, repose le cube.
— C’est fini tout ça. Maintenant, je veux de la monnaie, des filles et des bagnoles qui vont vite, je veux pas me faire chier à aller pointer ou des conneries comme ça, je veux mener une bonne vie en attendant que le plafond finisse par me dégringoler sur le crâne, une bonne fois pour toutes. Je marche dans votre idée, parce que c’est une idée de dingue. Faut être dingue pour s’en prendre à l’Orga, Simon. Fou à lier. Raide déchiqueté… (Il reprend son souffle :) L’Organisation, c’est le stade ultime. C’est comme ça que c’était avant, c’est comme ça que ça a toujours été, d’une façon ou d’une autre, hein ? Des gros en haut et des pauvres types qui triment dur en bas, pas beaucoup de gros et des milliards de connards pour leur servir de fumier…
J’allume une cigarette, j’attends la suite, mais on dirait qu’il est à bout d’oxygène et j’attends un bon moment, jusqu’à ce qu’il relève la tête :
— Vous êtes un gros. Un très gros…
Coup de bol, Tony appelle : son type a pris un bus au vol, et lui, Tony, il est juste derrière.
Surfeur répercute sans commentaires. J’évite de lui faire remarquer que j’ai pris en direct, parce que j’ai autre chose en tête, comme le radar qui se rallume par intermittence, mais allez savoir pourquoi.
— Plus qu’une inconnue, il ajoute vaguement. Lequel des dépôts ils vont utiliser ?
— Celui des photos, Surfeur. Ils n’ont plus de tête, ils vont réagir par automatismes.
— Sinon ?
— Sinon, on l’a dans le cul.
Je monte dans le living, pour appeler Ben à Zurich. Je lui annonce que la banquise commence à bouger, petit à petit, et qu’on a des pingouins dessus pour suivre l’affaire. Ben est comme d’habitude : calme, neutre. Précis.
— Tout est prêt, ici, il m’annonce. Tout est en place.
— Rien d’autre sur notre ami ?
— Rien d’autre. (Tout se recouvre parfaitement, comme les tuiles d’un toit pas trop vieux. Tout se tient.) Okay…
Je raccroche, mais le radar ne s’éteint pas tout à fait pour autant. Surfeur est trop vrai pour y croire. Je m’octroie une cigarette. Deux cigarettes. Ni l’une ni l’autre ne m’avancent à quoi que ce soit. Manu, Tony, Ben, c’est la vieille équipe, du vingt ans d’âge. Surfeur a mis le pied dans la porte, à un certain moment, et maintenant il est installé à l’aise.